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talents saccagée. Comment deviendra glorieuse l’élite littéraire, si elle est réduite au silence au moment où sa voix n’est pas encore écoutée ?

Avant la guerre, l’exemplaire d’un volume ordinaire de 320 pages tiré à 1 500 exemplaires revenait de 0,80 à 0,90 de frais de fabrication, sans droits d’auteur ni aucun bénéfice pour frais généraux ; aujourd’hui, pour le même tirage, les frais de fabrication mettent le volume à 2 fr. 75 ou 3 francs l’exemplaire. Les tentatives en faveur des jeunes écrivains deviennent donc d’autant plus méritoires et nécessairement moins fréquentes. Pour tous ceux qui ont l’amour de la littérature et qui pensent à l’influence que notre pays peut exercer par elle, comme tout cela est alarmant !

Mêmes difficultés et périls analogues pour les réimpressions d’ouvrages anciens. Je parle de ceux, poèmes, romans, livres d’histoire, de philosophie, de critique, qui font partie de notre patrimoine littéraire. Nous avons le plus grand intérêt à les voir se répandre. Ils contribuent à faire respecter et aimer la France. Ils encouragent les lecteurs à connaître notre littérature moderne. Ils sont indispensables à la formation du goût et du jugement des générations nouvelles. Ce sont aussi des témoins de l’esprit et de la sensibilité des hommes qui nous ont précédés. Mais, si intéressants qu’ils soient, ces livres, n’ayant pas l’attrait de l’actualité, ne se vendent en général qu’à très petit nombre chaque année. Avant la guerre, les éditeurs, pour ne pas immobiliser trop longtemps un capital dont ils ont besoin pour leurs publications courantes, ne les réimprimaient qu’à 500 exemplaires et recommençaient par mêmes quantités selon leurs besoins. Désormais le prix des réimpressions est si lourd que les éditeurs, pour avoir chance de rentrer dans leurs frais, ne peuvent plus réimprimer que par 2 000 exemplaires. Et comme, pour la plupart des volumes, l’écoulement de ces deux milliers d’exemplaires durerait à peu près vingt ans, cette longue immobilisation de capitaux devient impossible.

Adieu donc aux réimpressions ! Et voilà comment déjà, dans maintes librairies, pour beaucoup de livres de premier ordre, on répond laconiquement : « ouvrage épuisé. » Énorme préjudice moral pour la France plus encore que dommage matériel.