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fléchir et qu’il en vient aux conjectures. Il les appuie sur de solides vraisemblances ; mais il n’arrive pas à la prouve décisive. Elle est d’ailleurs extrêmement difficile à atteindre, et souvent en croyant la saisir, nous n’étreignons qu’une ombre. Que de fois devant les nombreuses références que nous entassons sous les vers d’un poète j’ai pensé que, si ce poète ressuscitait, il serait bien surpris qu’on lui prêtât une si vaste mémoire et qu’on découvrit chez lui le souvenir d’ouvrages qui étaient peut être dans sa bibliothèque, mais qu’il n’avait pas lus ! Et nous ignorons comment était composée la bibliothèque de Dante. M. Asin nous a simplement expliqué qu’il eut été extraordinaire que le poète de la Divine Comédie ne se fût point montré curieux de la culture musulmane si proche de lui, et que, du reste, il a manifesté à plusieurs reprises qu’il s’y est intéressé.

On sait que l’Islam, après avoir conquis les pays asiatiques jusqu’aux confins de l’Arabie, s’était rapidement étendu dans l’Afrique du nord, dans le midi de l’Italie et de la France, en Espagne, aux îles Baléares et en Sicile, pendant que ses caravanes, partant de la région Caspienne, portaient son commerce dans les pays russes, Scandinaves et anglo-saxons. La Sicile fut presque entièrement islamisée. Au XIIe siècle, Palerme avait trois cents mosquées et deux cents dans ses faubourgs ; au milieu de ses ruines grecques, carthaginoises, romaines, byzantines, deux ou trois civilisations vécurent sans se confondre, mais sans se heurter. La plus séduisante et, sur bien des points, la plus raffinée était la civilisation musulmane. Les Musulmans, les Grecs, les Latins avaient appris à se tolérer. On rédigeait les actes publics dans les trois langues. Les justiciers du Roi étaient assistés d’un collège de prud’hommes chrétiens et musulmans. La chancellerie, la monnaie, les finances, les gardes, les chambellans étaient d’origine musulmane. Les hommes portaient la soie byzantine, la tunique grecque, la cotte normande ou le manteau arabe. Les chrétiennes avaient adopté la langue et le voile des musulmanes. Elles étaient couvertes de bijoux persans et toutes parfumées des odeurs d’Assyrie. Les ateliers de soie et de dentelles, peuplés d’ouvrières arabes et grecques, n’étaient que des harems. Le Roi s’habillait à l’orientale ; il sortait sous le même parasol de gala que les califes égyptiens. Il parlait et écrivait en arabe. Ses cuisiniers et ses médecins étaient arabes.