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Conquérant qui a rompu les liens de la fraternité entre les hommes. » C’était une erreur. Elle est légère au prix des extravagances et des contradictions qui dénaturaient, au moins parmi le vulgaire, la figure du Prophète. Nous avons un Roman de Mahomet d’un certain Alexandre du Pont paru à Laon en 1258, qui est un tissu d’absurdités ; et combien d’autres récits nous le représentent tour à tour comme un païen, un mage, un diacre, un cardinal ou une idole adorée des Sarrazins ! Dante ne se trompe donc pas absolument sur Mahomet, et il se trompe encore bien moins en lui associant son gendre et cousin Ali qui fut, lui, un engendreur de schisme. Cet Ali déconcerta les premiers commentateurs de la Divine Comédie : personne n’en avait entendu parler. « Devant moi, dit Mahomet à Dante, Ali s’en va pleurant, le visage fendu depuis le menton jusqu’à la houppe de ses cheveux. » Rien n’est plus historique. L’an 40 de l’Hégire, Ali fut assassiné au moment où il allait faire à la mosquée sa prière nocturne du vendredi. L’assassin d’un seul coup lui fendit le crâne ; et plus tard des légendes mirent dans la bouche de Mahomet la prophétie de cette mort : « Ton assassin te donnera un coup sur la tête et le sang de ta blessure mouillera ta barbe. »

La sympathie de Dante pour l’Islam est encore plus certaine que sa connaissance de l’histoire. Dans ses ouvrages en prose, il cite les ouvrages musulmans dont il s’est servi, et il ne les cite pas tous. Mais il a placé dans ses Limbes le sultan Saladin et les deux sages islamiques, Avicenne et Averroès « qui fit le grand commentaire » (d’Aristote). Cette place est parfaitement injustifiable selon la dogmatique chrétienne. Saladin, Avicenne, Averroès, sont morts hors de l’Eglise, dans l’infidélité positive, c’est-à-dire en toute connaissance de la véritable religion ; et Dante ne pouvait ignorer l’hostilité de Saladin contre le nom chrétien et ses triomphes en Palestine où moins de vingt ans lui suffirent pour anéantir les efforts des Croisés. Sa générosité ne pouvait pas plus le sauver théologiquement que leur science ne pouvait sauver Avicenne et cet Averroès qui allait devenir le symbole de l’incrédulité, le négateur, le damné des fresques d’Orcagna étendu par terre dans les plis d’un serpent. Renan félicite Dante de sa tolérance. Le mot lui convient si peu ! Je préférerais sympathie ou reconnaissance, car il savait tout ce que saint Thomas d’Aquin