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langue de la diplomatie, des usages internationaux, de la culture ; elle était, dans ce sens, la langue « universelle : » l’est-elle toujours ? — En troisième lieu : dans l’Europe transformée, dans le monde en travail, quelles conditions nouvelles sont faites à son expansion ?


I. — UNE BABEL NOUVELLE

Les spécialistes du langage sont d’accord pour constater que, dans les guerres d’autrefois, les combattants, en même temps qu’ils échangeaient des coups, s’empruntaient des mots. Il y avait plus de trêves que de batailles ; on parlementait quelquefois, on parlait souvent ; les soldats frayaient avec l’habitant, lui imposaient leur langage, prenaient quelque chose du sien. Les guerres d’Italie, par exemple, nous ont valu une bonne partie de notre vocabulaire militaire.

Du langage de nos adversaires, la Grande Guerre nous a transmis si peu que rien. Les tranchées ont servi de barrière linguistique ; il n’y a pas eu, entre la masse des Français et celle des Allemands, ces contacts prolongés qui sont la condition nécessaire des échanges. Mais surtout, une barrière morale s’est dressée entre les camps, infranchissable. Non seulement deux armées, mais deux peuples se heurtaient ; et non seulement deux peuples, mais deux civilisations. Cette lutte a été celle de deux volontés, qui cherchaient à s’imposer l’une à l’autre ; il fallait tout exclure de l’ennemi : laisser passer ses mots, c’eût été en quelque manière le laisser passer lui-même. L’Allemagne a déclaré la guerre dès le début aux vocabulaires étrangers, enveloppant dans une même haine l’anglais et l’Angleterre, le français et la France, Fremdwörterhass und Fremdvölkerhass. De notre côté, nous nous sommes interdit tout commerce avec elle, même celui du langage. Si quelques expressions ont filtré néanmoins, remarquons qu’elles traduisent presque toutes une brusque émotion du public français devant une invention ou une pratique allemandes : amusé, lorsqu’il vit apparaître « le pain KK ; » indigné, lorsque les « taubes » bombardèrent pour la première fois les villes ouvertes, ou lorsque les « U-1 » et suivants commencèrent la guerre sous-marine sans merci. « Ersatz » doit vraisemblablement son succès aux tours de force réalisés de l’autre côté du