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Pour que rien ne manquât à cet extraordinaire mélange de peuples et de races, tandis que des soldats venus de tous les points du monde se donnaient rendez-vous en France, les soldats français voyageaient à leur tour : nouvelles chances d’enrichissement ou de déformation pour notre vocabulaire ; nouvelle épreuve, mêmes résultats. Parmi les officiers et les hommes des divisions françaises de Vénétie, quelques-uns ont appris l’italien ; beaucoup l’ont baragouiné à leur manière ; certains enfin l’ont ignoré magnifiquement. Mais il n’en est guère qui aient fait passer des italianismes dans leur langage. Il aurait fallu, pour en arriver là, une assimilation autrement profonde. — Des mots grecs, des mots serbes, ont été employés couramment par les soldats de notre armée d’Orient. De même, certaines images toutes nouvelles à leurs yeux ont suscité des expressions nouvelles, incompréhensibles aux soldats du continent. Mais ces expressions s’étiolent et meurent sous un autre climat et dans d’autres lieux ; les mots étrangers ont péri pour la plupart pendant la traversée d’Orient en France. S’ils subsistent, ils ne sont plus assez vigoureux pour durer longtemps. En somme, ni l’occupation allemande, ni le long emprisonnement de nos soldats, ni le séjour des Alliés en France, ni le séjour des Français à l’étranger, ni aucun des grands mouvements d’hommes qui ont caractérisé cette guerre, n’ont exercé sur le vocabulaire une influence capable de modifier sa physionomie.


II. — LE PARLER POILU

Mais voici que du fond des tranchées, une nouvelle langue a jailli. C’est l’argot des soldats ; ou pour mieux dire, c’est « le parler poilu. » Le « poilu » appartient à la flore de la guerre ; il s’est développé avec une surprenante rapidité. Il est plus difficile qu’on ne croit sur le choix des mots, mais à sa manière ; il laisse tomber avec mépris ceux qui ne sont pas suffisamment colorés à son goût. Il ne s’inquiète pas de leurs origines ; de même que quelques Parisiens disséminés dans une compagnie en deviennent l’âme, de même l’argot parisien est l’âme du parler poilu ; cependant il ne dédaigne pas la province, il laisse voisiner chez lui des mots venus du Midi, ou du Lyonnais, ou du Nord, d’ordinaire peu inventif en ces