Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/663

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seuls trois amis le suivirent, dont Joukowsky, profondément indigné de l’impiété de cette intervention brutale.

Ce fut encore un gendarme qui fut chargé de transporter le corps de Pouchkine a sa dernière demeure, dans le petit couvent de Trigorskoie ; un camarade du poète, officiellement désigné pour l’accompagner, resta seul avec l’homme de la police devant cette tombe qu’il fallait encore garder l’arme au poing. Ainsi ces funérailles, auxquelles toute la Russie désirait se joindre dans un grand élan d’enthousiasme et de gratitude, avaient pris le caractère d’un vol nocturne, d’un acte sinistre où seuls quelques cœurs généreux apportèrent leurs larmes et leurs colères.

Tandis que se déroulaient ces événements, George d’Anthès, arrêté par ordre impérial le jour même du duel, restait écroué à la forteresse Pierre-et-Paul. Nous avons dit qu’il avait été gravement blessé. De plus, le défi outrageant qu’il avait essuyé de la part de son adversaire le mettait à l’abri d’un jugement trop sévère. Il fut acquitté, mais obligé de quitter immédiatement la Russie. Suivi de sa femme, il vint s’installer à Sulz, sa ville natale. Il y mena pendant trois ans une vie conjugale des plus heureuses et des plus paisibles.

M. Louis Metman a réuni des détails précieux sur ce que fut l’existence de d’Anthès après son départ de Russie. Jadis fougueux et imprudent, il devient un chef de famille exemplaire, un mari tendre et dévoué, dont la vie est rassérénée par la présence de cette femme admirable que fut Catherine Goncharowa. La mort prématurée de cette dernière causa un chagrin irrémédiable non seulement à son mari, mais à tous ceux qui furent ses intimes. Très pieuse, passionnément dévouée à son mari, à ses enfants, à sa nouvelle patrie, elle laissa après elle une mémoire vénérée qui ne saurait être passée sous silence. D’Anthès y resta profondément attaché, et à travers la carrière brillante qui devait bientôt s’ouvrir devant lui, Catherine Goncharowa ne fut jamais remplacée. Contraste saisissant que celui de ces deux sœurs dont l’une avait été la cause des plus cruels dissentiments de famille, de l’hostilité la plus âpre, et de la mort de celui qui l’avait aimé, tandis que l’autre semblait être née pour devenir à la fois la protectrice et la grâce du foyer et pour répandre autour d’elle la paix et la tendresse.