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main. Elle avait une main ravissante, blanche ; je ne pouvais la quitter. Pour un paolo, j’ai touché la main de cette belle ; et, si j’avais été seul, je l’aurais embrassée. Je pensais à Ophélia !… » Beaucoup plus tar d, et quand Ophélia Smithson est mode depuis dix ans, l’on avertit Berlioz que le délai de la concession va finir. Il fait exhumer et verser du cercueil délabré dans un nouveau cercueil les restes de cette Ophélie. D’ailleurs, la première Mme Berlioz aura pour dernier refuge le même caveau où doit déjà celle qui fut sa rivale exécrée, la seconde Mme Berlioz. Et lui, tandis que travaillent les fossoyeurs, comme dans Hamlet, regarde la funèbre poussière, le squelette, le crâne qui n’est pas celui de Yorrick. Tout ce qu’il a vu d’épouvantable, il l’a noté, il l’a écrit. Les jours suivants, il médite et, sur la mort universelle, il compose une rêverie que le jeune Hamlet aurait approuvée. Il écrit : « Ma promenade favorite est au cimetière. Avant-hier, j’y ai passé deux heures. J’y avais trouvé un siège très commode sur une tombe somptueuse et je m’y suis endormi. » Il y a là certainement de l’altitude. Mais ce Berlioz qui ne veut pas que la musique s’adresse à la seule pensée, au mépris des sens et du corps, sa mélancolie n’est pas toute mentale et se montre par les attitudes non moins que par les dolentes paroles.

Et, si l’on dit que tout cela est « de la littérature », eh ! bien, oui : tout cela est de la littérature aussi. Seulement, pour un Berlioz, la littérature, les arts et la musique ne sont pas en dehors de la vie, sont dans la vie et sont la vie même. Vivre la vie poétique et mourir comme les héros shakspeariens : c’est le vœu passionné de sa jeunesse ; il vieillira et gardera cette volonté.

Si tout le malheur de sa destinée n’est pas venu de là, du moins a-t-il beaucoup souffert de cette prétention, de l’insurmontable difficulté que ces deux mots résument : vivre poétiquement. Un grand nombre d’existences et, parmi elles, les plus simples ont en elles leur poésie que leur donne, le plus souvent, leur douceur de résignation. Mais la poésie que Berlioz préfère et qu’il exige, ce n’est pas une poésie de ce genre. Elle ne naît pas de la vie acceptée avec patience. C’est une poésie empruntée ailleurs et qu’il entend imposer à la vie, fût-ce par la violence. La vie alors se rebiffe ; et comme, en définitive, elle est la plus forte, il faut qu’on soit au bout du compte le vaincu.

Plutôt que d’être évidemment le vaincu, Berlioz triche, de temps en temps. Eh ! comment faire ?… En 1830, il eut le grand prix de Rome. Il s’écria : « L’Institut est vaincu ! » Mais il fallait partir pour l’Italie. Or, il était alors éperdument amoureux d’une Camille qu’il