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royaume, erga patriam et regnum, » prié l’ancien prévôt Juvénal des Ursins de faire comprendre au Dauphin que Dieu sauverait un jour son peuple comme jadis, par l’envoi de Moïse, il avait sauvé Israël. Et voici qu’allait comparaître devant lui celle qui se déclarait envoyée pour l’œuvre de salut : allait-il reconnaître, en elle, cet autre Moïse, que depuis dix-sept ans, son espérance attendait ? Deux inquisiteurs, les Frères Prêcheurs Aimeri et Turelure, étaient mandés également : on avait besoin de tout leur flair[1].

Le docte aréopage s’en fut chez maître Rabateau, avocat général au parlement, dont la « bonne femme » avait la garde de Jeanne. Deux heures durant, sise au bout d’un banc, Jeanne écouta les « belles et douces raisons » par lesquelles on lui remontra qu’on ne la devait point croire. « Elle répondait avec beaucoup de sagesse, comme l’aurait fait un bon clerc, » déclarera plus tard l’avocat Barbin ; et les docteurs étaient « grandement ébahis, comme si une simple bergère, jeune fille, pouvait ainsi prudemment répondre. » Le dialogue dura trois semaines : un registre en fut tenu, que les juges de Rouen auront plus tard entre les mains, et que nous voudrions tant, nous, tenir dans les nôtres ; il est, hélas ! disparu.

De ces colloques, quelques réponses surnagent, dans les dépositions que firent au tribunal de réhabilitation, vingt-sept ans après, certains examinateurs de Poitiers. Un d’eux, le frère prêcheur Seguin de Seguin, un « bien aigre-homme, » ne garda cependant aucune aigreur d’une réponse que lui fit Jeanne. Dans son parler de Limousin, où les mots provençaux devaient se mêler aux mots français, il demandait à Jeanne en quelle langue s’exprimaient ses voix. Et la Pucelle de s’écrier : « Une langue meilleure que la vôtre. » Un autre examinateur lui disait : « Qu’avez-vous besoin de gens d’armes ? Le seul plaisir de Dieu peut déconfire les Anglais et les faire aller en leur pays. » — « Les gens d’armes combattront, expliquait-elle, et Dieu donnera la victoire. » Et l’on était déconcerté par tout ce qu’il y avait de bon sens chez cette illuminée. On savait par ailleurs, — des enquêtes faites à Domrémy l’avaient

  1. Mercier, Jeanne d’Arc à Poitiers : reconnaissance officielle de sa mission divine (Études, janvier et février 1896). — Ducoudray, Jeanne d’Arc et les Dominicains de Poitiers ; et : Le Père Guillaume Aimeri, note complémentaire (Ligugé, 1899 et 1900.