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réaliste averti de la difficulté de son art. Au surplus, la plupart des romanciers que l’on appelle réalistes sont plus exactement des romantiques dépravés ou qui ont mal tourné. D’autres tâchent de peindre la réalité ; mais, s’ils ne font que la copier, tout est perdu.

Le petit garçon que M. Pierre Mille a mené au bord de la mer possède un petit bateau grand comme la main, le fait voguer dans une flaque et lui inflige des tempêtes : « Des cailloux disposés par lui-même formèrent un port, des quais, des bassins ; au large, il avait ménagé des récifs. En rapetissant les choses, il s’était efforcé d’en obtenir une image nette. C’est le procédé naturel de l’esprit humain. » Le petit garçon qui, sans le savoir, est un artiste, nous invite à ne pas méconnaître l’esthétique la plus recommandable et, en somme, les procédés de l’art le plus honnête. Il s’agit de voir, et non de copier tout au juste ; on n’y parvient pas : mais de rapetisser l’univers et de le mettre aux dimensions de notre intelligence attentive. Ainsi, nous atteignons le plus de vérité possible. Et M. Pierre Mille, qui ne dédaigne pas d’emprunter à son Barnavaux une part de sa philosophie, ne dédaigne pas non plus d’emprunter à ce petit garçon qui joue au bord de la mer les principes d’un autre jeu qui est le jeu de peindre ou d’écrire. Il n’a guère donné de romans ; ses quelques volumes qui s’appellent romans sont des contes liés ensemble par un stratagème narratif auquel je crois qu’il ne tient pas beaucoup. Un long roman supposerait qu’on a su attraper une grande étendue de réalité : quelle ambition, souvent déçue ! ou bien, ce qui manque de réalité authentique, on l’a remplacé par de vaines supercheries ou imaginations. Le conte, si bref, a plus de chances de ne point offenser la vérité : il l’a rapetissée, — je n’entends pas qu’il l’ait faussée, en la diminuant, — pour la mieux peindre après l’avoir mieux vue. Et les contes de M. Pierre Mille sont de la vérité courte et parfaite.

M. Pierre Mille, qui étudie le petit garçon que je disais, ne résiste pas au désir de le comprendre et peu à peu vient à composer une hypothèse trop compliquée. La mère de ce petit garçon le lui reproche et doucement lui dit : « A force de parler de Caillou… » c’est le nom de cet enfant… « d’arranger ses mots, de raisonner dessus, de vous livrer à ce travail nécessaire mais si dangereux qui est le vôtre, et qui consiste à reconstituer la nature, à refaire un être tout entier avec les quelques fragments épars que vous en avez découverts, vous vous imaginez que c’est vous qui avez créé mon fils !… » En d’autres termes, un artiste n’a pas à copier seulement la nature, à copier des fragments épars de la nature : l’immense nature échappe aux