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Juliette de même : elle a tout de suite livré ses lèvres à l’inconnu qui lui a tendu les siennes ; après cela, elle s’informe quel est ce jeune homme : « S’il est marié, mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial. » Désormais ni famille, ni lois, rien n’existe pour les deux jeunes gens que leur amour. Quant au vieux Capulet, au premier refus d’obéissance, il entre en fureur et vomit contre sa fille bien-aimée les plus basses injures. Telle est chez ces grands enfants l’impulsion du désir que, plutôt que d’y souffrir contrariété ou retard, ils aiment mieux mourir. Cette intensité donne au drame shakspearien son accent et sa couleur. Tout y est porté au paroxysme. On y atteint à l’absolu. Il n’en était ainsi, ni dans Luigi da Porto ni dans aucun de ceux à qui Shakspeare a fait l’honneur de les piller, et c’est la part de son génie. Jeunesse, amour, beauté, cruauté du sort, y sont évoquées en images définitives, et le conflit y est fixé sub specie æterni de ces grandes forces éternellement en lutte : la Haine, l’Amour et la Mort.

M. André Rivoire a trouvé pour personnifier sa Juliette, qui n’est peut-être pas tout à fait celle de Shakspeare, une exquise interprète. Mlle Piérat a été, dans la scène du balcon, une très poétique apparition. Gracieuse d’une grâce un peu fragile, et souvent émouvante, son succès a été des plus vifs. M. Albert Lambert en Roméo et M. Paul Mounet en frère Laurent, ont été tels que nous avons coutume de les voir. On a fort applaudi Mlle Dussanne dans le rôle de la nourrice ; M. Roger Gaillard a été un élégant Paris, et M. Brunot un Mercutio très bien disant. Toutefois, dans son ensemble, l’interprétation n’a pas assez de cohésion. Pour ce qui est de la mise en scène combien je regrette certain décor où l’on voit un couvent, tout de guingois, flanqué de deux cyprès qui semblent dessinés par un enfant ! Fâcheuse concession à la mode de gaucherie qui sévit aujourd’hui, parmi nos peintres et nos illustrateurs. Et de même il est conforme au nouvel usage, mais il n’en est pas moins gênant que, presque tout le temps, la pièce se joue dans le noir.


Dirons-nous que la Comédie-Française vient de faire une belle reprise du chef-d’œuvre d’Edouard Pailleron : le Monde où l’on s’ennuie ? Mais le mot de reprise peut-il s’appliquer à une pièce qui, en réalité, depuis le 23 avril 1881 où elle fut représentée pour la première fois, n’a jamais quitté l’affiche ? On put croire, au début, que son éclatant succès était dû pour une part à une admirable interprétation, qui réunissait les noms de Got, Delaunay, Coquelin, Madeleine