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mes impressions, mes émotions juvéniles du temps où je méditais Le Sang des races.

Epoque de morne platitude, où vraiment on se sentait le cœur vide de toute espérance ! J’étais tombé, en arrivant ici, dans un déprimant milieu de fonctionnaires, pauvres êtres sans joie, sans beauté, sans élan, sans désir d’aucune sorte, sinon de vulgaires félicités matérielles, d’ailleurs complètement annihilés par la politique et les plus sots préjugés. On aurait dit que la torpeur du climat les engourdissait. Sans cesse ils me répétaient : « Ici, il n’y a rien à faire ! Tout effort est inutile. A quoi bon ? On est enterré : c’est pour longtemps ! » D’autres, qui semblaient plus qualifiés, achevaient de décourager mes illusions, de tuer en moi jusqu’à la curiosité de cette terre ardente où j’arrivais avec des yeux avides, une immense attente de choses inconnues et merveilleuses. Ils ne faisaient que gémir : « L’Algérie coûte cher à la France ! Elle coute beaucoup plus qu’elle ne vaut… Mauvaise allaire qui ne rapportera jamais rien ! » Ils me dépeignaient les colons comme des braillards de cabarets, des ivrognes et des paresseux, — ou bien des bandits, d’affreuses canailles qui s’engraissaient aux dépens de l’indigène. Rien à espérer de ces gens-là ! Quand au sol, il était voué à la stérilité ! Et, par de beaux arguments, naturellement « scientifiques, » on vous démontrait péremptoirement que l’Algérie ne pouvait, ne devait rien produire…

Parmi i ces rabat-joie, ces hiboux de sinistre augure, il en est un surtout dont je ne puis me souvenir sans une sorte de terreur. Il tombait généralement vers cinq heures à la Bibliothèque de la rue de l’Etat-Major, où le conservateur, Emile Maupas, le génial bactériologiste dont le nom n’est ignoré qu’en France, réunissait autour de sa petite table de bois noir un cercle sans cesse renouvelé de causeurs. L’endroit est un des plus charmants et des plus frais du vieil Alger. Avec ses escaliers de marbre blanc, lambrissés de faïences de Delft aux tons délicieusement passés, sa cour intérieure, ses galeries à colonnades superposées, ses boiseries de cèdre et ses balustrades sculptées, ce logis secret évoque toutes les turqueries de 1830 : c’est un décor des Orientales ou du Dernier des Abencérages. Tout en fumant le chébli mielleux et blond, on bavardait sous la vérandah du premier étage, ou bien dans l’appartement des femmes, dans la pénombre des chambres dallées, où les belles