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pays, comme naguère dans les sanglantes besognes qui l’ont sauvé.


III

On vient d’examiner trois idées que la guerre a mises en branle. Que sont devenues quelques autres, très anciennes dans l’âme des paysans, par exemple celle de patrie ? Certains qui se piquent de les bien connaître, vous disent que cette idée leur fut toujours étrangère et que d’ailleurs ils ne s’en tourmentent pas. Ce second point peut être accordé, mais sur le premier l’erreur est manifeste. Il faut savoir écarter les apparences grossières, ne pas s’arrêter au langage parfois si décourageant. Prenons le paysan moyen d’avant-guerre, qui n’a peut-être pas le certificat d’études, mais « sait lire, écrire et compter suffisamment pour lui, » voit clair dans ses affaires, leur donne tous ses soins. Le mot de patrie n’éveille guère en lui qu’une image géographique, souvenir du tracé qu’il en a fait au tableau noir ou sur le cahier. Or, le même mot éveille la même image chez le plus cultivé d’entre nous, mais, au lieu que chez ce dernier l’image géographique s’associe à d’autres qui ne le sont pas, et finalement aboutit à un groupe d’idées jouant ensemble, à toute une pensée complexe, riche et chaude, chez le paysan l’image reste en l’air, sans soutien et sans complément. C’est une notion chétive et inefficace dans la zone claire de l’âme ; mais descendue dans les profondeurs de la subconscience, elle s’y mêle à des survivances lointaines, à des sensibilités ataviques et devient une force cachée, mais redoutable pour les jours de branle-bas, comme au mois d’août 1914.

Il y a du changement dans tout cela du fait de la guerre ; la schématique image s’est transformée : une foule de vocables, vides de sens, que l’écolier y inscrivait, Verdun, Reims, Soissons, Arras, où il s’est battu, Paris, qu’il a si souvent traversé, Lyon et Nantes, où il a été soigné de ses blessures, sont devenus des réalités concrètes, présentes à ses yeux et à son cœur.

De tout cela désormais l’idée de patrie sera faite, de cela et de bien autre chose, de toute la guerre, dont la durée se mesure par cinq moissons que l’homme n’a pas ensemencées, de fatigues, dangers et souffrances sans nombre, combats, batailles, scènes d’horreur, permissions suivies de douloureux départs, et puis la