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complet, soit pour une métairie de trente hectares, à polyculture, du type gascon : trois charrues Brabant, dont une lourde, deux charrues vigneronnes dont une décavaillonneuse, pulvériseur à disques, herse et cultivateur canadien, faucheuse, faneuse lieuse, une sulfateuse sur roues, le tout avant la guerre valant cinq mille francs, et maintenant beaucoup plus. Avec cela, comme ils disent, on est armé.

Du maniement de la machine, qui, docile à son geste, multiplie infiniment sa puissance, l’homme tire un sentiment très tonique, tout de joie, de fierté, de triomphe. Il y a de l’impérialisme dans le coup de manette du mécanicien qui fait démarrer un train immense, dans celui du docker dont la grue enlève comme plume dans les airs une masse métallique que cent bras ne pourraient ébranler. Le paysan qui, sur sa lieuse, abat seul, sans fatigue, autant de besogne que trente moissonneurs, éprouve le même sentiment, mais qui chez lui s’attendrit au souvenir de ce travail qu’il faisait naguère à la main, sans le secours des animaux, avec des journées de quinze heures, sous un soleil ardent, le corps en sueur réclamant sans cesse à boire, d’où l’on sortait le soir moulu, anéanti. Ah ! la belle revanche de la misère d’hier !

En septembre dernier un de nos amis, à qui les livres des philosophes sont plus familiers que les travaux de la campagne, s’intéressa si fort à ces idées que nous le conduisîmes sur un champ où deux laboureurs « rompaient » un chaume très dur. L’un, vieillard encore vigoureux, fidèle à la charrue ancestrale, la tenait fortement de la main gauche, parfois s’y mettait avec les deux, se couchant sur le mancheron pour enfoncer le soc, traîné, secoué, presque renversé quand la terre était maligne, d’ailleurs obligé d’arrêter l’attelage pour répondre à nos questions ; l’autre, son fils, âgé de quarante ans, suivait une Brabant, l’aiguillon sous le bras, les mains derrière le dos, causant librement des mérites de l’instrument. « D’ailleurs, monsieur, dit-il à notre ami, prenez ma place ; voilà l’aiguillon ; vous labourerez aussi bien que moi ; touchez de temps en temps la bête de gauche un peu molle. » Et l’homme, qui n’avait jamais conduit que sa pensée à travers les disputes des philosophes, conduisit jusqu’au bout un superbe sillon. Il aurait conduit le suivant avec le même succès tout en poursuivant quelque spéculation métaphysique. Cette petite scène de labour était