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entre la nuit et le jour, où le monde, sans les humains, prend des apparences de vision. Comme tout semble essentiel ! Calme blanc entre les deux pointes. La mer n’est rien que le reflet de l’aube, un pâle miroir, où, vers cinq heures, commence à glisser un peu d’argent et de lilas. Les phares n’ont pas encore cessé leur veille. Danse silencieuse, mystérieuse, là-bas, dehors, de deux feux. Rouge, blanc : Penfret, l’île aux Moutons. Ils palpitent, s’éteignent, reviennent, trempés, demi-noyés, au ras de la ligne liquide, chacun dédoublé par son propre reflet. Nulle vie que celle-là, si étrange, dont le domaine est la nuit, et qui va s’évanouir avec le jour !

A cinq heures, les premiers bruits humains. Comme ils croissent vite ! Claquement de sabots du côté du quai, et puis vague, rapide clameur bretonne. Parait, sous les grands arbres, une théorie d’hommes fantômes : ils portent de longs agrès. Alors, la cale se peuple, et puis les plates, les bateaux autour de nous ; des chaînes ferraillent, en même temps que les voix se taisent. Dans chaque équipage, chacun sait son travail à bord, et s’y met en silence.

Les nôtres arrivent les derniers : deux anciens, des inconnus pour moi, avec qui je vais passer toute la journée. Jean-Marie excuse d’un mot leur retard : « C’est lundi. » Alors, en effet, deux vieux peuvent bien ne commencer qu’à cinq heures du matin une journée qui finira Dieu sait quand !

Nous partons après tous les autres. On hisse la misaine, mais pas de vent encore. Jean-Marie se met à la godille. Le long aviron coupe le lustre vierge de l’eau, l’ouvrant d’une profonde et toute lisse déchirure. A part le cri grêle, entrecoupé des coqs appelant le soleil, on n’entend que son crissement et son toc, tac, en cadence, sur les taquets. A mi-chemin de la première bouée, au moment où la pulsation de la houle, si longue, si douce, si puissante, commence à soulever les plans lisses avec les goémons qui flottent, un petit souffle nous arrive, chargé de l’odeur des bois, — rien qu’une imperceptible haleine, mais qui vient droit de l’arrière. L’homme rentre sa godille et ouvre la bouche :

— Toujours le même temps. Les vents de la partie Nord pour commencer, et puis ils halent à l’Est. Le soir, ils viennent à calmir en passant au suroît, et ils restent là.

Maintenant, l’aviron ne brisant plus l’ondulante surface,