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Nous ne sommes pas à deux milles de la terre, quand nous croisons une flottille de noirs bateaux de pêche qui reviennent, grand largue, de l’Est. Des sardiniers. Nous passons au milieu d’eux, on se regarde, mais on ne se hèle pas : on n’est pas du même pays. L’immobilité des figures qui nous observent, le silence de cette rencontre ont quelque chose de farouche. À l’arrière, tous portent le grand D qui signale les bateaux du quartier de Douarnenez. Quelques noms se laissent lire : Danton, Esclave du Riche, Le Berceau des Esclaves, Misère : la propagande révolutionnaire travaille depuis quelque temps tous les grands ports de pêche. Mais je vois aussi l’Étoile-de-la-Mer, le Marie-Dieu-te-protège ! le Saint-Michel, le Marche-avec-Dieu. J’avais oublié. C’est la vieille querelle française, notre grande affaire métaphysique, qui vient passer dans le crépuscule, sur le calme infini de la mer. Ils s’éloignent ; ils ne sont plus qu’un petit essaim qui ne semble pas bouger, qui s’endort dans le silence du monde.

Le soleil est couché depuis un quart d’heure, quand on voit que les phares sont allumés sur les îles et sur la côte : pâles pointes de lumière qui frémissent comme une aile de moustique dans l’espace encore clair. À cet instant, l’aspect de la mer change toujours. C’est comme un frisson, comme une brusque tristesse qui la traverse. Soudain, elle a semblé plus solitaire et plus vaste sous les froides et dernières ardeurs de l’espace.

Mais on y voit encore quand, appuyés par le courant, nous entrons « en rivière ». Bientôt la campagne familière se reforme autour de nous ; les bois nous prennent, nous enveloppent, frangeant de noir la profondeur pâlissante ; leur profonde senteur nous arrive. Et puis voici le petit havre, les chênes suspendus sur leur reflet, les grands châtaigniers où s’appuient les agrès, — et la cale, et la chapelle, et les humbles maisons d’où montent des fumées bleues.

Sensation de bon refuge, d’intimité retrouvée. Les hommes l’éprouvent-ils ? Le vieux Kervien dit simplement, avec son pauvre sourire :

— Voilà chez nous… Manger la soupe… Tranquille, maintenant, jusque demain matin quatre heures.


André Chevrillon.
(À suivre)