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qu’un petit coin, suffisait à donner un sens, un ordre à ce paysage. C’était une présence, un centre vivant où tout venait se réunir et s’accorder : les chaumes dorés, la lande fleurie, toute la courbe de la crique champêtre où la mer finit en portant des canards. De là naissait l’assoupissante rumeur qui semblait éternelle. Sur une aire invisible, sans doute, on battait, comme chaque automne, du blé noir.

Bien des fois auparavant, j’étais venu là. Un jour, le marin m’y avait montré, du côté de la ferme, immobile dans les genêts, une silhouette de paysan.

— Celui-là, m’avait-il dit, c’est le fermier : il est là, comme ça, tout le temps. Personne ne sait ce qu’il fait. Toujours tout seul, qu’il est ! Il a l’air de regarder. Un qui est fou, probable.

Une folie bien bretonne. Nous aussi, nous regardions. Nous regardions, nous écoutions, comme devant les senneurs endormis, avec le même singulier sentiment qu’il fallait ne pas faire de bruit, qu’il fallait se tenir caché, prendre des précautions pour ne rien troubler, ni déranger.


En bas de la pente boisée, contre un rocher que l’on pouvait gagner du bord, j’ai retrouvé le canot qui était venu m’attendre. Le ronron continu de l’invisible batteuse nous suivait, de plus en plus vague et mystérieux, de plus en plus général, impossible à situer : un murmure de sommeil, montant de toute la campagne.

Nous avons passé devant l’admirable pinède qui s’isole en amont, au tournant de l’anse et du grand bras de mer. Une terrasse naturelle de pierre blanche (on l’appelle ar Vur Ven : le mur blanc) la porte, la présente en demi-cercle sur les eaux. Si dense, et pleine d’ombre entre ses grandes tiges régulières, sous le plafond continu de ses propres ramures liées, elle y est comme un antique lucus que du marbre entoure et défend. Mais les lierres, les tristes clameurs des corbeaux, la grève, les goémons disaient le Nord, l’Océan prochain. On pensait plutôt à quelque sylve religieuse de la Gaule, au bord de la mer celtique ; un bois où les druides viennent, une fois par an, célébrer des mystères, et qu’ils ont choisi parce que séparé des autres, parce que plus solennel et plus beau.

Sous le Vur Ven, il y avait, comme toujours, de rudes