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qui ne lève pas les yeux au-delà d’elle-même. C’est un monde à part et fermé, où se répète, en tons plus simples, à une échelle plus brève que la nôtre, mais complète en elle-même, la variété de la vie et de ses conditions, depuis la misère du mendiant ou du vieux vacher qui ne gagne plus que son grabat et sa bouillie, jusqu’à la richesse du pen ty, du chef de famille, possesseur de sa terre et de vergers « bien murés ; » depuis les labeurs des champs et des fermes, jusqu’à la joie des galettes et des chansons (leurs chansons), des veillées et des galanteries, jusqu’aux liesses des noces et pardons ; depuis le souci quotidien de la terre, du grain, des bestiaux, de l’achat et de la vente, jusqu’au vague rêve religieux qui s’ouvre aux jours des grandes fètes et des deuils, parfois au moment où reviennent les noms des morts à la prière du soir, en famille, au pied des lits clos, ou bien le dimanche, à l’église. Un monde où l’individu n’est pas détaché, mais demeure fortement lié à ses pareils, — et le costume en témoigne d’abord ; où la vie reste astreinte à des coutumes, à des consignes de conformité, à des cérémonies (le breton de ces paysans a ses formules de pudeur, de savoir-vivre, de haute politesse,) invariablement réglée par le rythme des saisons, qui ramènent les labours, semailles, moissons, les fêtes des saints et les grands jours de l’Eglise.


Dans ce monde à peu près clos, d’où l’inquiétude est absente avec la pensée, nul ne songe à changer sa condition. Elle fait partie d’un ordre immémorial que chacun accepte avec fatalisme, — ce fatalisme breton qui rappelle celui de l’Islam, car il tient de la religion autant que de la soumission à l’habitude. Un ordre prédestiné, et le pauvre, le mendiant lui-même, y occupe une certaine et nécessaire place. Il n’est pas un vague, inerte déchet, tombé hors de la vie sociale : il y a sa fonction, reconnue, respectée, fonction spirituelle comme celle des gueux d’Islam. Il est le pauvre du bon Dieu, l’un de ses préférés, à cause de sa misère, un intercesseur tout trouvé, et sa prière, dont on le remercie dans les fermes, récompense la sainte aumône.

Et les voici qui font la haie devant le porche de la chapelle, les loqueteux, les infirmes, habitués des Pardons bigoudens. Et