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Trotte-Menu réunit ses semblables sur le lieu même où mes chenilles et mes colimaçons vivaient en famille.

J’avais de là d’inestimables aperçus sur les jardins voisins où je supposais que d’autres mondes, infiniment sympathiques, s’agitaient. Ainsi, je voyais un peuplier qui nous inondait de duvet blanc. J’hésitais beaucoup entre trois hypothèses. Était-ce avec cette plume qu’on faisait les oreillers ? Était-ce une substance envoyée par le ciel, quelque chose comme la manne des Hébreux, pour que les petits oiseaux eussent de quoi faire leur nid ? Ou bien encore, était-ce là l’arbre à colon dont j’avais entendu parler et que je confondais avec le tabac et le thé, et autres plantes brodées sur les écrans chinois du salon ?

Quand je m’ouvrais à mes mamans de cet embarras, bonne maman disait : « Que cette petite est sotte ! » et repartait vers une armoire quelconque avec un trousseau de clefs sonore qui ne la quittait pas ; et maman me regardait, ne disait rien, et rentrait tristement dans ses pensées personnelles.

Du côté de la cour, j’apercevais un arbre qui me troublait bien autrement ; on ne me laissait guère de ce côté-là à cause des allées et venues et des autres pavillons de l’allée. Ce devait être un très beau vernis du Japon ; les branches du bas étaient coupées ; deux troncs immenses montaient, montaient, portant une tête majestueuse. Suivant les jours ou suivant les vents, elle semblait supporter les nuages, ou elle paraissait bénir des peuples agenouillés, ou elle lançait des supplications vers un ciel qui n’entendait pas : c’était magnifique.

Je me disais que ce devait être ainsi en Amérique, ou dans le désert, car j’avais vu des arbres analogues sur des images, avec des boas enroulés autour des branches ; et sur l’une d’elles, un voyageur éperdu avait grimpé tout en haut de ce tronc pour échapper à un lion installé en bas et guettant sa victime. Je ne savais plus si tout cela se passait dans le livre ou au pied de l’arbre merveilleux plein d’inconnu, trois jardins plus loin ; j’aurais bien voulu aller voir ; mais ce fut qualifié de prétention ridicule ; une petite fille bien élevée n’allait pas chercher l’Amérique chez les voisins, mais allait au Bois ou au Trocadéro avec son cerceau.

Jamais on ne m’a confiée à une domestique ; et je me suis surtout promenée, avec bon papa, qui lisait imperturbablement la Revue des Deux Mondes, en marchant la tête un peu penchée à gauche.