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aperçoit jamais mieux que lorsqu’ils écrivent. Depuis plus d’un siècle, la littérature, en développant notre goût de l’analyse et en se faisant l’éducatrice raffinée de nos sens, nous a de plus en plus individualisés.

« Je collectionne la sensation ! » s’écriera le général Lyautey, un jour qu’une balle lui passe sous le nez. Nous avons appris à la collectionner (d’ordinaire moins dangereuse) et à la mettre en valeur. Il y a une centaine d’années, un Lyautey n’aurait pas vu le monde avec les yeux dont il l’a contemplé. Il eût été un excellent écrivain, sans aucun doute. Mais nous n’aurions pas eu ce riche coloris, ces frémissements de sensibilité, ces impressions de rêve, toutes ces nuances et ces résonances d’une vie intérieure qui s’est élevée au son des grandes lyres. Les anciens conquérants et explorateurs n’étaient pas des peintres : il en est un. Ils ne visaient pas au pittoresque et l’atteignaient rarement. Lui, je ne sais pas s’il y vise, mais constamment il l’atteint et souvent à la pointe de l’épée. Il est bien de la génération qui a produit tant d’officiers écrivains. Mais chez lui, l’officier et l’écrivain ne font qu’un. L’homme d’action ne se repose pas de l’action dans l’œuvre littéraire. Il écrit tout armé en artiste et en poète. Et c’est un charme que de monter avec lui sur le Peï-ho qui, le 12 octobre 1894, l’emportait à destination de Hanoï.


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Il avait quarante ans, c’est-à-dire qu’il en avait quarante lorsque, deux mois plus tôt, aux manœuvres en Brie, on lui avait remis le télégramme qui le désignait pour l’Etat-major d’Indo-Chine ; mais, quand il s’embarqua, il n’en avait plus que vingt-cinq. On peut lui décerner le même éloge qu’il a fait de Gallieni : « Ce grand guerroyeur, cet abatteur de travail, a des jeunesses étonnantes ! » Aussitôt le pied sur le bateau, il lui parut qu’il s’échappait d’une geôle. Il laissait derrière lui la vie de garnison, cette non-vie, une armée momifiée dans la routine, la bureaucratie, les préjugés, les clichés, les formules, tout ce dont il souffrait, tout ce dont, à l’en croire, il avait souffert depuis sa jeunesse. Entre 1890 et 1900 nous avons fréquemment entendu des plaintes semblables chez des quadragénaires. J’en ai vu qui, chargés d’honneurs, venaient déplorer devant un nombreux auditoire l’éducation qu’ils avaient reçue. Ils le