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court de crête en crête, de pic en pic. Les chevaux y grimpent, et du bas en haut de cette muraille dressée on dirait de tout petits personnages sculptés sur un retable. » La baie d’Along est une Venise de rochers. « Au lieu de palais, de hautes parois muettes, déchirées, dentelées, des arches, des obélisques, des pylônes aussi nettement taillés que des œuvres d’hommes et zébrés comme des cathédrales toscanes par les grandes rayures des stries géographiques. » A l’âpreté de la description succède immédiatement une phrase qui fond harmonieusement la sensation morale et la sensation physique dans une grâce vive : « Je me promène en maître dans l’immense décor endormi où, malgré la chaleur écrasante, la brise de mer donne à tous les carrefours de grands coups d’éventail. »

Les souvenirs littéraires interviennent aussi, mais discrètement, appelés par tout ce que ces vieux pays étrangers nous ouvrent de perspectives sur les mondes primitifs. Il descend la Rivière Claire en flottille. « De vraies galères où rament de petits sauvages jaunes et sordides et qui portent une petite armée d’hommes bronzés, brûlés, dont les vêtements et les figures ne datent plus : Homère ou Augustin Thierry ? Les bateaux d’Argos ou les barques normandes remontent les grands fleuves français ? » Il n’a rien écrit de plus pittoresque que ses promenades à Hué « où il fait son Loti, » — et aussi son Lyautey, — le dîner chez le Roi, l’embrasement du Palais d’été, « un royaume de feu, des avenues de feu, les contours de toutes choses dessinés en lignes de feu, des gardes rouges portant de grandes torches de résine parfumée et, au bout d’un pont, le petit Roi étincelant de joyaux et d’or ; » après le dîner, les pièces d’artifice et « par-delà les dragons de feu qui sillonnent la nuit du ciel et les fleurs de lotus en verre de couleur qui flottent sur la nuit des eaux, l’obscure mélancolie des palais délabrés, les dessous primitifs de cette cour clinquante et rustique, les allées et venues des serviteurs, les débris de festins, les charges de riz, toute la figuration naïve des Histoires Saintes illustrées de notre enfance. » Savourez ce dernier trait qui rapproche de nous si brusquement et si justement cette féerie lointaine.

Est-ce vraiment écrit sous la dictée rapide de l’impression ressentie ? Cet art est-il spontané ? Le correspondant d’Eugène-Melchior de Vogüé, qui savait que ses lettres étaient lues d’Albert Sorel et de Vandal, surveillait-il son écriture ? Faisait-il des