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mains, leurs yeux reportés sur la nature et la vie ambiante, ils diraient peut-être très bien ce qu’ils ont vu. Encore faut-il qu’on le leur arrache…


II

Napoléon le leur a arraché. Il leur a dit : « Assez d’antique. Les héros de ce temps sont bons à peindre. Voilà votre thème d’art. » C’était une grande nouveauté. Assurément, une telle idée pouvait venir à d’autres et elle leur était venue, en effet. Dès 1796, Bénézech, le ministre, avait dit aux artistes : « Les sujets que vous preniez dans l’histoire des peuples anciens se sont multipliés autour de nous. Ayez un orgueil, un caractère national, peignez notre héroïsme ; que les générations qui nous succéderont ne puissent vous reprocher de n’avoir pas paru Français dans l’époque la plus remarquable de notre histoire. » Mais là, comme ailleurs, la Révolution par la des choses et Napoléon les fit. Dès la campagne d’Italie, il avait posé, ou passé, plutôt, en coup de vent, devant Gros, et il en était résulté ce Bonaparte au pont d’Arcole tenant un drapeau, aujourd’hui au Louvre, qui témoigne d’un bel emportement pittoresque ; puis un Napoléon à cheval donnant une arme à un grenadier. On entrait dans une voie nouvelle.

On ne devait pas la quitter de longtemps. À peine au pouvoir, Bonaparte ordonnait un concours entre artistes pour commémorer la bataille de Nazareth, ou du Mont-Thabor, épreuve qui ne fut suivie d’aucune commande officielle, mais qui excita la verve des peintres sur un thème tout nouveau : un sujet d’actualité avec des visages et des costumes contemporains. Puis, aussitôt après et en compensation de ce projet abandonné, il voulut que Gros peignit les Pestiférés de Jaffa. Ils parurent au Salon de 1804. Voici comment le livret, mentionne cet envoi : « Bonaparte, général en chef de l’armée d’Orient, au moment où il touche une tumeur pestilentielle, en visitant l’hôpital de Jaffa. » Et une longue notice explique le sujet. Il est impossible de rompre plus nettement avec les données de l’École. Le thème est non seulement un fait contemporain, mais une humanité misérable dans toute sorte d’attitudes que l’art antique n’a pas prévues. Et c’est bien par autorité supérieure que s’opère cette révolution esthétique.