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d’assombrir encore vos journées, que je devinais si anxieuses. Enfin dites-moi que vous ne m’en voulez pas de mes silences.

— Ne vous excusez de rien, dit Odette, et avec un accent dont Géraud devait se souvenir bien souvent plus tard, elle ajouta : Qui n’a pas ses silences ?

— Quand je suis parti au mois d’août 1914, reprit-il, vous vous rappelez mes idées. Tenez, à ce dîner avec Larzac, très peu avant, où tous deux vous m’avez reproché mon pacifisme, mon internationalisme… Je me rends compte qu’à cette époque j’étais en réaction contre toutes les idées de ma famille et de la vôtre. Cette réaction pouvait être légitime. Nous avons vraiment trop peu évolué. Ce que je sentais, en 1914, c’était l’insulation de notre petit monde. Ainsi, moi, j’étais un inutile. Pourquoi ? On ne m’avait préparé à aucune carrière. Pourquoi ? Parce que mon père n’aurait pas permis que je servisse le régime, — comme son père n’avait pas admis qu’il servit l’Empire, — comme mon grand-père n’avait pas permis à son fils de servir la monarchie de Juillet. Il y a de la grandeur dans ces fidélités, à une condition : c’est que l’on n’abrite pas, derrière de généreux prétextes, une existence de paresse et d’abus, qui finit par n’être plus que celle de riches égoïstes, autant dire de parasites sociaux. Le grand nom en plus n’améliore rien, au contraire. Mais il arrive que la fuite d’un préjugé vous jette dans un autre. C’était mon cas. Comment ne pas condamner un milieu qui vous étouffe, et dont on ne peut s’évader que par l’esprit ? Cette évasion, c’est toute ma jeunesse. Vous me direz que j’aurais pu entrer dans l’armée. Il y faut une vocation que je n’avais point. Vous vous rappelez encore dans quels termes j’en parlais, de l’armée. J’y voyais une école d’abêtissement. J’ai honte de ce blasphème, aujourd’hui…

— Qu’allez-vous chercher là ? interrompit-elle, de plus en plus étonnée par le tour que prenait cet entretien. Et quel rapport y a-t-il ?…

— Entre mes idées d’alors et ce projet de retraite à Malhyver ? J’y arrive. Donc, quand je suis parti dans ce mois d’août 1914, j’étais prêt à faire mon devoir, mais tout en moi protestait contre la vie de brute que j’allais mener comme simple soldat, et dans quelle société ! Cette société, je me