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scènes, des coups de théâtre, et des « mots » à tout prix. C’était ce qui s’appelle un bougre : on l’avait baptisé le Tigre, et il en était fier. Patriote professionnel, plus que penseur et homme d’Etat, tel était l’homme que la guerre avait bombardé à la tête de la République, pour caricaturer le beau génie et l’âme généreuse de la France. Son étroitesse et ses lacunes ont laissé une profonde empreinte sur le traité. Tout l’esprit de la Conférence est illustré par le fait de la Paix signée à Versailles, dans cette galerie des Glaces qui avait vu le triomphe de l’unité allemande. C’est là que l’Allemagne fut contrainte de signer son humiliation. Dans ces conditions, pour la France et pour Clemenceau, la guerre cessait d’être une affaire mondiale : ce n’était plus qu’une suite et une revanche de l’Année terrible, l’expiation et le châtiment de l’Allemagne. « Il s’agit, avait dit Wilson, de sauver la démocratie dans le monde. » — « Vous parlez comme Jésus-Christ, riposta Clemenceau. Il s’agit de sauver Paris. » Parler comme Jésus-Christ, c’était apparemment le comble du ridicule. Et c’est ainsi que, grâce à ces spirituels diplomates, l’année 1919 demeura une date mémorable dans l’histoire des banqueroutes humaines.


Et toujours répétant les commérages de M. Keynes et de M. Dillon (« Wilson, plus fort que le bon Dieu : il a fait quatorze commandements, le bon Dieu n’en avait fait que dix, ») l’historien nous montre M. Clemenceau, au centre du demi-cercle des Quatre, face à la cheminée, en redingote notre et gants de Suède gris. « Et il était, des quatre reconstructeurs du monde, le seul à savoir également l’anglais et le français… »

Je ne vais pas raconter ici comment, le premier point s’étant « perdu en route, » et M. Lloyd George ayant obtenu l’escamotage du second, les Quatorze commandements se trouvèrent réduits à douze ; et comment, après un laborieux enfantement de neuf mois, la fameuse Société des Nations, la merveille politique du monde, apparut à l’état d’inviable avorton, « comme l’Homunculus de Faust dans sa bouteille. » J’ignore si c’est bien la seule critique que mérite le traité. Certaines personnes lui en font d’autres. Rien n’était pourtant plus facile, à en croire M. Wells, que de faire « le statut naturel » de l’Europe : « Il se lit sur la carte ; un enfant ne s’y tromperait pas. » Et ne dites pas à M. Wells que c’est dommage qu’on ne l’en ait pas chargé. Vous ne l’embarrasseriez pas : il nous donne son programme, son petit plan du monde, son utopie en huit articles. Ces choses-là, quand on est tout seul, ne soutirent jamais de difficulté sur le papier. Le monde entier, il y a deux ans, était plein de ces petits Talleyrands qui refaisaient l’Europe sur une table de café. Le courrier de la Conférence apportait chaque matin de quoi remplir plusieurs paniers de ces rêveries.