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d’un accord tacite les affaires étant pour cette fois encore écartées. Et M. Regnault se battait les flancs pour trouver les banalités opportunes, télégraphie sans fil, automobiles, ballons dirigeables, Paris, récits de chasse, pour ce pauvre grand enfant intelligent sans aucun doute, intéressant et pitoyable. Il avait apporté précieusement enveloppée la Grand-Croix de la Légion d’honneur, dont il a fallu lui expliquer les inscriptions, les symboles, le mode d’attache. Je lui ai servi une petite histoire de l’institution de l’ordre par Napoléon, la revue où il distribua les premières croix (c’était au Champ de Mars, mais je l’ai collée à Boulogne, au bord de la mer, ça faisait mieux.) Il paraît que je le préoccupe un peu, le « croquemitaine » de la frontière. Je lui ai dit en sortant une phrase rassurante sur le bon concours qu’il trouverait chez moi pour le rétablissement de l’ordre dans l’Est de son Empire. Et nous revînmes à la nuit, sous la belle nuit, précédés par des lanternes à travers les rues amusantes.


Jeudi 10 octobre, 11 heures du matin.

Je descends de cheval : promenade de touriste au hasard, avec mes fidèles. Mon Dieu, que c’est bon d’être en vacances ! Voici trois jours sans un courrier, sans un télégramme. La mer est mauvaise et la barre infranchissable : rien ne peut passer ; nous sommes bloqués. Le Gueydon est au large ; il a tout plein de paperasses pour nous ; il nous le signale, mais tous les efforts sont vains pour nous les faire parvenir ; — qu’il les garde ! — Voilà des années que je ne connais plus cette coupure avec le monde extérieur, et c’est le vrai repos, le bain de cerveau ; j’en jouis délicieusement.

L’an passé, quand je voulais me reposer, en Lorraine, pas un jour ne s’est écoulé sans qu’un odieux télégramme jaune vint me raconter une histoire sud-oranaise. Ici, plus rien. Aussi faut-il me reporter aux voyages de ma jeunesse, pour retrouver la liberté d’esprit avec laquelle je savourais ce matin le charme de la lente chevauchée parmi les visions d’Orient, que vous aimez comme moi. Oui, l’Orient, — bien que nous soyons sur l’Atlantique, en plein Occident géographique, — c’est bien lui, toujours le même : vieux Stamboul, Smyrne, les recoins du Caire, Zanzibar, Rabat, c’est toujours l’immuable Islam, pétrifie dans son rêve irré-ductible.