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SUR L’ESPACE ET LE TEMPS SELON EINSTEIN.

Si le même aviateur survolait, en la coupant, une route où chemine du bétail bien engraissé conduit vers l’abattoir, il s’étonnerait, car les animaux lui sembleraient étonnamment minces et maigres sans que leur longueur ait varié.

Le fait que les déformations dues à la vitesse sont réciproques est une des conséquences les plus curieuses de tout cela. Un homme qui serait capable de circuler en tous sens parmi les autres hommes avec la vitesse fantastique des follets shakspeariens (mettons à environ 260 000 kilomètres à la seconde… mais que ne peut un follet shakspearien !) trouverait que ses semblables sont devenus des nains deux fois plus petits que lui. C’est donc que lui-même serait devenu un géant, une sorte de Gulliver parmi ces Lilliputiens ? Eh bien ! pas du tout : par un juste retour des choses d’ici-bas, il apparaîtrait lui aussi comme un nain à ceux qu’il croit bien plus petits que lui, et qui sont sûrs du contraire. Qui a raison, qui a tort ? Les uns et les autres ; tous les points de vue sont exacts, mais il n’y a que des points de vue personnels. Autre chose encore : un observateur, quel qu’il soit, ne peut voir les êtres et les objets non liés à lui que plus petits, — jamais plus grands ! — que ceux liés à son mouvement. Si j’osais alléger ce grave exposé par quelque réflexion moins austère qu’il n’est d’usage parmi les physiciens, je remarquerais que le système nouveau nous apporte ainsi une justification suprême de l’égoïsme ou plutôt de l’égocentrisme.

Après l’espace, le temps. Par un raisonnement analogue à celui qui nous a montré la distance des choses dans l’espace liée à leur vitesse relative à l’observateur, on peut établir que leur distance dans le temps en dépend également. Je ne juge pas utile de refaire ici, par le menu, le raisonnement pour les durées ; il serait analogue à celui qui nous a servi pour les longueurs, et encore plus simple. Ce résultat est le suivant : le temps exprimé en secondes[1] que met un train à passer d’une station à une autre est plus court pour les voyageurs du train que pour nous qui les regardons passer, et qui sommes munis d’ailleurs de chronomètres identiques aux leurs. Pareil-

  1. La meilleure définition qu’on puisse donner de la seconde est la suivante : c’est le temps qu’il faut à la lumière pour parcourir 300 000 kilomètres dans le vide et loin de tout champ intense de gravitation. Cette définition, la seule rigoureuse, est d’ailleurs justifiée par le fait qu’on n’a pas de meilleur moyen que les signaux lumineux ou hertziens (qui ont même vitesse) pour régler les horloges.