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Lundi, 10 avril.

Je dîne au restaurant Donon avec le comte et la comtesse Joseph Potocki, le prince Constantin Radziwill et sa nièce la princesse Stanislas Radziwill, le comte de Broel-Plater, le comte Ladislas Wiélopolski, etc.

L’atmosphère de la réunion est toute polonaise ; on s’exprime donc assez librement devant moi. Des propos qui s’échangent, des faits que l’on cite, des euphémismes auxquels on a recours, je conclus que cette guerre, où les belligérants de l’Europe centrale et de l’Europe occidentale portent au maximum leur puissance d’organisation militaire et de cohésion politique, dépasse de beaucoup les forces matérielles et morales de la Russie.

Après le dîner, Wiélopolski me prend à part et s’épanche complètement :

— J’ai fait jadis mes études à l’Université de Berlin et je vous avoue que j’en ai gardé une impression profonde, je dirai même un souvenir très agréable. Cela ne m’empêche pas de détester la Prusse cordialement et d’être un loyal sujet de l’empereur Nicolas. Mais je ne peux pas m’affranchir tout à fait de mon instruction allemande, quand je me laisse aller à philosophiren sur les choses de Russie...

Et, avec un grand luxe d’arguments historiques, il s’applique à me prouver que, malgré ses apparences colossales, la Russie est le plus faible des États belligérants, celui qui doit fléchir le premier, parce que sa civilisation arriérée limite étroitement ses facultés productives et que, d’autre part, sa conscience nationale est encore trop imparfaite pour résister à l’action dissolvante d’une guerre prolongée.



Mardi, 11 avril.

Dans la journée d’avant-hier, la bataille de Verdun semble avoir atteint son paroxysme d’horreur et d’acharnement. Sur toute la ligne, les vagues furieuses de l’offensive allemande ont été victorieusement repoussées.

A aucune heure de son histoire, l’âme française ne s’est élevée plus haut. Sazonow, chez qui la conscience morale est d’une rare sensibilité, me l’exprimait ce matin, avec émotion.