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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 7.djvu/440

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plaisir que vous auriez eu de voir deux personnes qui vous aiment, vous eussiez déjeuné suivant votre goût, c’est-à-dire en épicurien. Mais vous êtes insaisissable et je renonce presque à l’espoir de vous voir matériellement. Je prends donc le parti de vous écrire ce que j’aurais désiré pouvoir vous exprimer de vive voix : il s’agit de certaine préface qui doit servir d’introducteur à un pauvre diable de roman, ou, pour mieux dire, au roman d’un pauvre diable. Cette préface, mon cher monsieur, n’est pas seulement une affaire d’argent, c’est une question de pain, et je vous prie à mains jointes de revenir sur votre première résolution. Le libraire dit : point de préface, point d’impression ; si vous persistez à retourner la proposition, la solution sera : point d’argent pour le traducteur et foi d’honnête canonnier, le pauvre homme a un besoin extrême des 100 francs que le libraire lui retient. Au nom de nos amis communs d’Angoulême [1], au souvenir de cet air de supplicié du pauvre M. Dupac [2], à ma prière enfin, faites donc cette préface. Que diable ! ne pouvez-vous donc la formuler sans lire l’ouvrage ? Il me semble qu’un semblable tour de force est digne de vous. Au surplus, mon cher Honoré, personne ne peut vous contester le droit de faire votre corvée ; un ministre viendrait pour vous en empêcher, vous pourriez lui dire que vous ne le connaissez pas, que vous n’avez d’autres inspirations à suivre que celles de votre excellent cœur et d’autres prières à écouter que celles d’un vieux canonnier qui vous veut du bien.

Mme Carraud m’a écrit que vous avez manifesté l’intention de venir à Saint-Cyr, vous seriez en vérité bien aimable de me donner cette marque d’amitié. Sans trop compter sur cette faveur colossale, je tiendrai cependant mon hameçon amorcé avec de l’excellent saucisson de Lyon, puis si le poisson mord, ma foi tant mieux, je l’accommoderai au vin de Champagne., Veuillez, mon cher monsieur Honoré, prendre en considération ma très humble et très fervente prière et agréer l’expression du bien sincère attachement de votre tout dévoué


PÉRIOLAS.

  1. Les Carraud : le 30 juillet 1831, le commandant Carraud avait été nommé inspecteur de la poudrerie d’Angoulême.
  2. Le lieutenant Dupac, traducteur d’un ouvrage allemand, dont nous ignorons le titre, était un ancien élève de Périolas, promotion 1827-1829. Depuis plus de six mois on réclamait en vain de Balzac une préface qui eût permis au pauvre lieutenant de vendre son travail à un libraire.