Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/333

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prêtons guère plus d’attention qu’à la pluie : la débauche de nus projectiles sur les positions boches nous captive. J’observe dans la plaine onze masses sombres, immobiles au milieu des nuages qui se traînent presque au ras du sol. Qu’est-ce que cela ? Le sergent dirige sur elles ses jumelles.

— Des tanks ! dit-il.

En effet, des chars d’assaut sont restés là enlizés dans les terres.

Je pose une question à mon camarade :

— Où sont nos premières lignes ?

— Quelque part, dans les trous d’obus, sur la pente, répond-il. Le 15 avril, la première ligne était la tranchée, où nous sommes. Les poilus du 1er corps ont traversé le ravin et se sont accrochés en face. Malheureusement, ils n’ont pu aller plus loin.

— D’ailleurs, ajoute-t-il, le ravin est plein de morts.

Il me passe ses jumelles, et je distingue nettement, en bas, à nos pieds, de nombreuses formes étendues qui font des taches bleues sur le sol gris.

— Ce qu’ils ont dû prendre comme barrage, dans ce ravin ! murmure Arsicaud.

— Voyez donc, lui dis-je, voyez donc le village, comme il encaisse !

Des 220 en effet s’abattent sur les ruines avec une furie vertigineuse. Leur mugissement monte, se détache entre tous les bruits, puis se perd dans les hauteurs. Quelques secondes... et parmi les murs déchirés, deux colonnes de fumée couleur d’encre s’élancent, immenses et verticales. Au moment où les deux obus s’enfoncent dans le sol avec un tremblement d’enfer, on entend déjà venir les suivants, avec leur haleine colossale, et, sous leurs coups de bélier, Craonne chancelle encore, s’abat par fragments, se morcelle. On dirait des marteaux-pilons qui frappent à coups répétés, qui pulvérisent et qui broient. Quand la fumée se disperse un instant, le dernier vestige de voûte soutenu par ses deux piliers apparaît, résistant toujours au sein de l’universel chaos.

Et nous pensons que des Allemands sont tapis sous ces décombres. Malgré notre haine, notre cœur est saisi de pitié pour ces chairs souffrantes. Craonne, dit-on, est occupé par la Garde. Fameux soldats que ceux qui savent résister à de telles épreuves !...