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en devançant volontairement l’heure inévitable ? Il n’est pas douteux qu’Anne-Marie se fût gardée auprès de moi jusqu’à l’extrême limite, et je viens, semble-t-il, de lui rendre plus facile l’acceptation de notre malheur. L’acceptation de fait, seulement. L’autre, toute morale, la vraie, je l’oblige à en mieux connaître l’amertume inadmissible durant les quelques instants de solitude qui lui restent. Ma présence, continuée jusqu’au jour fatal, l’aurait aidée à me quitter, en engourdissant sa pensée dans l’enchantement même douloureux de nos dernières caresses. Ma présence lui eût masqué le gouffre, et permis de s’y jeter sans transition, sans le voir, de dos pour ainsi dire, et du haut d’une ivresse si riche que la nécessité d’un effort quelconque et la conscience même du malheur en étaient supprimées, — tandis que mon absence lui découvre dès maintenant le gouffre et lui laisse tout le loisir de le contempler, la face déjà tournée vers lui, les bras déjà vides de notre bonheur, déjà convaincus de leur vide, déjà glacés, déjà sans force pour l’adhésion, sinon pour la révolte. Mon absence lui rend la possibilité de réfléchir, c’est-à-dire d’hésiter, c’est-à-dire de refuser cet homme étranger.

Voilà le miracle que j’espère de ce délai de deux ou trois semaines. Comme si je ne savais pas qu’il est impossible ! Décommander un fiancé, passe encore ! Mais est-ce que la meilleure des jeunes filles peut décommander des couturières, des maîtres d’hôtel, des prêtres, des officiers d’état-civil, les tapissiers de l’appartement déjà choisi, les meubles, les cadeaux, tout cet appareil de l’argent qui vous enchaîne et vous meurtrit, et au prix duquel la pensée ne pèse pas plus qu’une alouette égarée et expirante en plein ciel. L’alouette retombe. Cela fait moins de bruit qu’un bris de meuble ou de vaisselle. Cela n’est rien.

Ah ! mon ami, que sommes-nous, toi et moi, par ce temps d’Exposition Universelle et de matérialisme ? Quelle chimérique industrie est la nôtre ! Mais ne crains pas que j’abandonne. Tu me connais. Je reste à tes côtés. Quand tu m’auras relevé de mes ruines, Philippe, j’entreprendrai ces grands travaux sur les vieux textes romans, sur le cycle de la Table ronde, et sur Tristan et Yseut. Lorsque je répéterai les paroles du douloureux poème à propos du chèvrefeuille et du coudre enlacés : « Si est de nous : ni vous sans moi, ni moi sans