Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 13.djvu/448

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’évade ; le hasard le conduit à Monte Carlo, et l’enrichit en une nuit. Il s’appelle désormais il signor Adriano Meis, et il s’imagine avoir déposé, avec son ancien nom, le fardeau de misères qui y était attaché. Et l’on voit en effet dans quelle mesure le personnage et le rôle que nous jouons est la création du nom que nous portons, et de la représentation que nous nous en faisons à nous-mêmes. Reste à insérer cette fiction dans la réalité, à la faire accepter comme une valeur sociale. Les conséquences sont singulières. Par exemple, la veuve de Mathias Pascal, mort par erreur, peut se remarier ; mais Adriano Meis, qui n’a pas d’acte de naissance, n’a le droit d’épouser personne. C’est un être imaginaire, qui ne peut plus trouver place dans la société légale. Il jouit théoriquement d’une liberté absolue, à la condition de n’en pouvoir rien faire. Il ne reste plus qu’à supprimer cette chimère inutile. Une comédie de suicide met fin aux jours du faux Meis, et Mathias Pascal, après cette évasion manquée, finit par rentrer de lui-même dans la peau du vieil homme.

Ce livre singulier, captivant, irritant, mal fait, tout en digressions, contient pourtant la clef de l’art de M. Pirandello. On y rencontre, en vrac, ses idées essentielles : l’idée que l’âme est faite d’une succession de personnages, que chacune de ces figures où elle tente de se fixer, est en partie une construction de notre volonté, en partie de la collaboration et de la foi d’autrui ; qu’aucune de ces figures, ni aucune de nos actions, n’épuise le contenu de notre personnalité et n’a le droit de nous représenter tout entiers ; que l’art, qui ne choisit qu’un moment de nous-mêmes, est une injustice, qui nous fait tort de tout ce que la vie nous accorde de crédit ; qu’on n’est jamais bon ou mauvais, vertueux, criminel, enfin tout d’une pièce ; et qu’à cause de cela, les personnages de l’art et de la poésie sont d’une vérité plus vraie que ceux qu’on voit dans la vie, parce qu’ils sont des types qui ne se trouvent jamais réalisés dans la nature.

Cette série de propositions paraît un peu contradictoire : mais M. Pirandello se fait un jeu de la contradiction. C’est un dialecticien supérieur, qui s’amuse au spectacle des impossibilités logiques ; il se divertit à les montrer, sans se charger de les résoudre. C’est pourquoi son génie languit un peu dans le roman et dans les œuvres de longue haleine : il préfère montrer les choses par aperçus, par brusques éclairs, à l’état de fragments,