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mansuétude ecclésiastique se superpose à la finesse d’Israël ! Je les examinais avec un vif intérêt. Les Pères Ratisbonne ont exercé de tout temps un grand attrait sur mon esprit. Dans mon enfance, à Nancy et à Strasbourg, leur conversion faisait encore l’objet de commentaires interminables. C’est qu’on ne peut rien imaginer de plus romanesque. Les deux frères étaient Alsaciens, d’une famille juive très pieuse. L’un d’eux, un soir, en se promenant, vit tomber sur Strasbourg une étoile filante. C’est un signe, se dit-il. Il court à la maison que ce message du ciel vient de lui désigner. C’est là qu’habitait la célèbre mademoiselle Human, autour de laquelle se groupèrent, dans la première moitié du dernier siècle, tous les saints du pays rhénan. Il tombe à ses pieds en pleurant, lui confesse sa détresse d’âme, et, quelques mois plus tard, il recevait le baptême secrètement dans la maison de cette femme éminente qui lui servit de marraine. Tous les siens le blâment, le rejettent durement. Mais bientôt son propre frère, l’un des plus acharnés à le contredire, de passage à Rome, s’effondre en larmes devant un autel de la Vierge. Et tous deux alors de fonder cet ordre de Notre-Dame de Sion pour la conversion d’Israël.

L’aventure est extraordinaire, mais ce qui lui donne de l’approfondissement, c’est que ces Ratisbonne descendent du fameux Théodore Cerfbeer, que l’on peut tenir pour le maître de l’abbé Grégoire. C’est par Cerfbeer (personnage étrange qui, tout juif qu’il était, reçut de Louis XVI des lettres de noblesse) que le curé lorrain prit en main et fit triompher la cause de l’égalité civile des juifs. Et là, nous saisissons un solide enchaînement de volontés. Tirer Israël du ghetto, de son isolement désolé, le rattacher à la nation, le rattacher au Christ, ce sont des besognes nuancées, mais les effets d’un même désir de libération : les Pères Ratisbonne ne font qu’accomplir une étape de la mission que s’était donnée Cerfbeer. Derrière ces petits-fils il y a l’aïeul ; mais derrière l’aïeul et dans les ghettos de Hollande, d’où il venait, que verrait-on dans l’ombre, à bien y regarder ? Ce regard, Rembrandt l’a jeté. Rembrandt a vu de grandes figures orientales, des prophètes, des Rebecca, toute une Asie chargée de poésie, dans la plus honteuse misère. C’est cela que les Cerfbeer et les Ratisbonne ne peuvent plus supporter. Je suis ici dans la maison où l’on projette de se servir, une fois encore, d’Esther. Je rêve à Racine, à Chassériau…