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fin ; vie sereine, car on vivait sur des idées traditionnelles, sur des croyances séculaires, au lieu de subir à tout instant comme nous des influences extérieures et des secousses, au lieu d’être enfiévré chaque matin et chaque soir par le journal et les télégrammes, par des nouvelles « sensationnelles » venues des quatre coins du monde. La famille était unie et fortement constituée ; les santés étaient robustes, les esprits équilibrés ; la vie coulait monotone et douce, égayée d’innocentes gaillardises, et la mort était aussi facile, aussi douce que la vie.

Avec ses 2 400 francs de retraite, le vieux chirurgien vivait honorablement. Il faisait donner de l’instruction à ses fils. Les souvenirs de la Révolution et de nos grandes guerres maritimes embellissaient ses récits, et il avait sa chaise étiquetée à son nom dans la « Chapelle de la Marine. »


Toute œuvre d’art porte sa date, même celles qui expriment l’éternelle vérité et l’éternelle beauté, celles d’un Shakspeare ou d’un Molière, d’un Michel-Ange ou d’un Beethoven. Mais il en est de plus visiblement datées, qui sont tout à fait de leur époque et ne pourraient être d’une autre, et celles-là plaisent par cela même qu’on les sent très vieilles. On ne tarde pas, d’ailleurs, à y retrouver quand même un peu de soi, le visage humain sous le masque d’un siècle ; la surprise enchante.

Je rêve d’une bibliothèque qui ne serait composée que de Mémoires, de Correspondances, de tous les écrits qui peignent un homme ou une société d’autrefois, et où prendraient place l’Illusion comique de Corneille et l’Alceste de Quinault aussi bien que le Nécrologe de Port-Royal, la Vie de Saint Louis par Joinville aussi bien que le Journal intime de Benjamin Constant.

Dans les vieux livres, c’est tantôt un trait de mœurs, une nuance de sentiment, tantôt un détail de vocabulaire ou d’orthographe, une tournure de phrase, la discrétion d’une épithète, qui donne la sensation du passé.

La povre dame de mère estoit en une cour du chasteau qui tendrement plorait ; car combien quelle feust joyeuse dont son filz estoit en voye de parvenir, amour de mère l’admonestoit de larmoyer. (Histoire de Bayard, par le Loyal Serviteur.)

Mon âme, qu’est-ce qui te triste ?


(BERNARD PALISSY.)