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cet article qui est ma consécration. J’y tenais fort. Je mets mon honneur intellectuel à ce que mon nom s’associe au vôtre dans celle réforme qui est à tenter, à cette heure du siècle. J’arrive tard et je finis. Vous êtes en plein cours, et vous en avez pour longtemps à durer et à combattre. Votre suffrage me donne l’illusion que ma pensée sur quelques points s’est embranchée à la vôtre. A vous de tout cœur. »

Ces dernières lignes nous indiquent avec précision la nature de l’action que Renan a exercée sur Sainte-Beuve. Car celui-ci a subi l’influence de Renan au moins autant que Renan a subi la sienne. A en croire l’auteur des Souvenirs d’enfance, l’action exercée sur lui-même par Sainte-Beuve aurait été surtout d’ordre littéraire : « Je n’eus, écrit-il, quelque temps d’estime pour la littérature que pour complaire à M. Sainte-Beuve, qui avait sur moi beaucoup d’influence. Depuis qu’il est mort, je n’y tiens plus. » Mais la littérature, aux yeux de Sainte-Beuve, enveloppait tant de choses, que lui complaire sur ce point, c’était lui complaire sur beaucoup d’autres. Inversement, de se voir approuvé et admiré par un esprit qu’il plaçait si haut fut pour le critique des Lundis le plus efficace des encouragements. Sans doute, il faisait quelques réserves sur certaines vues de Renan : « demi-Gaulois, » il protestait discrètement contre les sévérités de ce dernier à l’égard de Béranger ; son scepticisme foncier, sa connaissance de l’homme et des hommes s’insurgeaient un peu contre l’idéalisme de Renan, son optimisme et sa philosophie de l’histoire. Mais au contact de son jeune disciple, — comme au contact de Taine, — ses velléités scientifiques, assez flottantes jusqu’alors, prirent corps et consistance : de plus en plus il eut l’ambition de travailler à une « histoire naturelle des esprits. » Surtout, il s’affranchit délibérément de tout ce qui, dans ses idées de derrière la tête, pouvait paraître une concession aux croyances religieuses d’autrefois. L’influence de Renan est surtout sensible dans les parties négatives de la dernière philosophie de Sainte-Beuve.


VICTOR GIRAUD.


Voici la première lettre de Renan :


Paris, 23 août 1852.

Monsieur,

En vous présentant l’essai historique que je viens d’achever sur Averroès et l’averroïsme, mon intention est moins de solliciter de vous l’honneur d’une critique, que de reconnaître par l’hommage de mon premier titre littéraire la profonde influence que vous avez exercée sur mon éducation intellectuelle. En recherchant les origines de ma pensée, il me semble que je vous