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Un officier supérieur entre chez moi avec une suite assez nombreuse et demande à me voir. Je me trouve en présence d’un vieux militaire, à l’expression bienveillante, moustache taillée à la française, qui me tend la main et se présente à moi comme le colonel du régiment. « Je suis venu, me dit-il, pour m’informer si vous n’avez pas eu de désagréments avec mes hommes qui ont pris leurs quartiers chez vous. — Jusqu’à présent aucun. » Il parait satisfait de la réponse. Je l’obligerais beaucoup en lui permettant de faire un tour dans mon atelier : il s’intéresse aux beaux-arts, et comme le régiment restera au moins trois semaines au repos, et qu’il n’a rien à faire, il aimerait bien voisiner. Il habite à Ottrott, le château appartenant à M. de Witt. Je l’interromps : « Vous voulez dire au prince de Sigmaringen. » Alors lui, avec un petit sourire malicieux : « Je dis de Witt, car vous pensez bien, cher monsieur, que ces ventes ne comptent pas, et je ne comprends pas qu’un prince se soit fait le complice d’un acte que je considère comme une indélicatesse, pour ne pas dire un vol. » Jusqu’ici, la conversation s’était faite en allemand et il s’est excusé de le parler avec quelque difficulté. Je lui réponds que nous avions dû nous y habituer, notre langue maternelle étant le français. « Alors n’est-ce pas ? il vous est défendu de parler français. — En effet ! Du moins en public ! » Alors, changeant tout à coup de ton, il me dit, mais en français : « Eh bien ! nous allons parler français. » Et, à partir de ce moment, la conversation continue en français. Les officiers de la suite gardent un silence respectueux. Il prend congé en me serrant la main comme à une vieille connaissance...


25 septembre. — ...Au carrefour de Léonardsau, un peloton de honveds débouche sur la route ; l’officier en tunique blanche précède ses hommes de quelques pas. Est-ce leur uniforme, est-ce leur démarche plus légère ? Toujours est-il qu’ils ressemblent plutôt à des Français. Ils chantent à l’unisson une chanson hongroise : rythme et mélodie très étranges. Cette chanson a d’innombrables couplets. Chaque couplet se compose de deux phrases. Une fraction de l’escouade chante la première qui s’arrête subitement sur une note aiguë ; l’officier scande à haute voix les temps du silence, et l’autre fraction donne la réponse. C’est neuf pour nos oreilles et très beau.