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A la station suivante, un soldat alsacien taillé en hercule grimpe dans notre compartiment. Outre son fourniment, il est chargé d’un immense « rucksack » et de caisses qu’il manie avec une aisance qui fait honneur à ses biceps. Bien qu’il n’ait apparemment aucune envie de causer, notre hâbleur l’y oblige. « Et vous, où allez-vous ? — À Kiev. — Ce que je vous envie ! Voilà une ville que j’aimerais bien voir. — Vous n’y verriez pas grand chose ! De loin, ça a l’air assez pittoresque, mais une fois qu’on y est… Il m’est arrivé d’y faire des séjours assez prolongés : je respirais chaque fois que je pouvais lui tourner le dos. Du reste, on ne vous permettrait pas d’y pénétrer. — Et pourquoi donc ? — Parce que des types de votre trempe s’y font journellement assassiner. — Mais nous avons pourtant la paix avec les Russes ? » — L’Alsacien d’un ton méprisant : « La paix ? Parlez-en à ceux qui reviennent de là-bas. Si je vous disais qu’arrivé à Kiev, je ne pourrais même pas aller d’une gare à l’autre sans me faire escorter, et il n’y a pas dix minutes de distance. Car je ne reste pas à Kiev, le quartier de ma compagnie est encore à quatorze heures de chemin de fer de la ville, une petite voie militaire que nous avons faite. De là on nous envoie dans les villages environnants, à sept ou neuf heures de marche du quartier : des escouades de douze à vingt hommes qui ne peuvent se maintenir contre les paysans qu’en étant continuellement sur leurs gardes. Je pourrais vous en raconter. Plus d’une de ces escouades n’est jamais revenue ! Et voilà ce qu’on appelle la paix avec les Russes ! Des blagues ! Quant à moi, j’attends la paix, mais c’est dans l’Ouest que je l’attends. Et je la crois si proche que j’ai même outrepassé de cinq jours ma permission, tellement je la croyais imminente. » — Le sous-officier paraît estomaqué. » Qu’est que vous dites ? La paix ? Parce que nous avons lâché aux Français quelques kilomètres de terrain complètement dévasté et où il n’y a aucune ressource ? Maintenant les Français sont dans la moutarde, nous les avons où nous les voulions. — C’est sans doute pour la même raison, reprend l’Alsacien, que nous leur abandonnons un jour 40 000, un autre jour 50 000 prisonniers ? — Tout ça, c’est des menteries ! Il faut lire la Rheinisch-westphälische Zeitung. Là vous apprendrez la vérité, et pas dans vos feuilles de chou alsaciennes. Attendez encore deux ou trois jours, il se produira quelque chose qui portera la stupeur dans le monde