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inventant la doctrine de l’« art pour l’art, » en proclamant leur indépendance, en renonçant à ce qu’ils appellent dédaigneusement l’anecdote et le sujet. Toute peinture qui a un titre, qui s’appuie sur un fait, dont on peut raconter la scène, toute œuvre qui offre un intérêt historique, descriptif, un contenu analysable, est condamnée de ce chef et reléguée au rang de peinture « littéraire, » c’est-à-dire inférieure et presque inavouable. L’idéal d’un tableau serait une nature-morte, qui n’intéresserait que par l’exécution et qui ferait penser à quelque poterie persane, ou, s’il était possible, ce serait un tableau plus éloigné encore de toute imitation, et ne présentant, comme un tapis, que le charme de la matière et de la pure arabesque.

Qu’eussent pensé de ces idées nos maîtres du Moyen âge, qu’auraient-ils dit d’un tel mépris pour la « littérature, » eux qui n’ont guère fait qu’illustrer des sujets et peindre ou sculpter des « ystoires ? » On veut que l’art soit avant tout un art décoratif : qu’avons-nous inventé qui vaille, en fait de décoration, le Psautier de Saint Magloire, une verrière de Chartres, l’Apocalypse d’Angers ? On voit ce que l’art perdrait à cet étroit point de vue « artiste, » et ce qu’il lui en coûte de se séparer d’un texte : on voit les conséquences de ce divorce entre l’art et le livre. Le livre y perd sa parure, et l’art même périt faute d’idées.

Au contraire, aux belles époques, le peintre et le poète, l’écrivain et l’artiste ont fait ensemble bon ménage. Il est tout à fait impossible de suivre le détail de cette féconde alliance ; elle a duré plus de trois siècles, jusqu’à la fin du Second Empire et de l’époque romantique. Pendant ce long intervalle, l’accord n’a pas cessé, non plus que les chefs-d’œuvre. Comment citer ne fût-ce que les plus célèbres ? Cet article ne peut finir par un dénombrement et un catalogue de titres. Et pourtant, j’en atteste l’ombre aimable de Sylvestre Bonnard, ou vous, mânes illustres de M. Jérôme Coignard, de quel frémissement, de quelle sainte ivresse ne se sent pas saisi le véritable ami des livres, au seul énoncé de ces volumes fameux, honneur de l’édition française, et qui rendent jalouse la gloire des Plantin, des Aldes et des Elzévirs, — le Térence de Strasbourg, le Vitruve ou le Poliphile de Jean Martin et de Jacques Kerver, les Simulachres d’Holbein, de l’impression de Lyon, le Ronsard de 1623, le Corneille de 1662, le Philostrate de Blaise de Vigenère, ou la Chronologie collée !