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comme nous avons fait. Sur l’article vanité, personne n’est sans reproche, mais nous n’aurions pas bu du mauvais vin parce qu’il coûtait cher, et vous vous souviendrez peut-être des dîners de sortie où nous mangions des haricots rouges parce que nous les trouvions bons. Je crains que peu de Français éduqués de vingt-cinq ans ne montrassent aujourd’hui autant de magnanimité. Vous dites des choses excellentes d’Hippolyte et je vous en remercie.

J’ai causé hier pendant trois quarts d’heure avec Sophie [1], et je suis sorti de chez vous horriblement jaloux. Je ne vous envie ni votre Mme de Pompadour, ni votre Decamps, ni cette dame qui a les glandes que vous décrivez si graphiquement, mais je vous envie Sophie.

Vous serez, j’en suis sûr, très content de M. P. [2]. Il est, à quatre-vingt-sept ans, bienveillant, sensé, spirituel, et s’intéresse à tout. Il a ce qu’il y a de plus rare aujourd’hui, de la coquetterie. Il veut plaire et plaît. N’oubliez pas qu’il part mardi prochain pour la Normandie.

Vous savez toute mon histoire aussi bien que moi. Le hasard a fait que, par désœuvrement, je suis allé en Espagne où j’ai trouvé des gens très bons et très aimables qui m’ont bien reçu. J’ai trouvé là une petite fille à qui je racontais des histoires ; je demandais grâce pour elle quand elle ne savait pas sa leçon, et plus tard, je lui faisais des sermons en trois points, car je suis très peu indulgent pour la jeunesse. Un jour, cette petite fille m’a dit qu’elle allait épouser l’Empereur. Je lui ai demandé de me faire prêter serment de ne jamais rien lui demander. Après discussion, elle m’a fait prêter ledit serment d’une façon très solennelle. L’Empereur, à sa prière, a voulu me donner une très belle place où il y avait fort à faire. Je l’ai supplié de me laisser à mes monuments, où j’étais plus libre ; l’Empereur m’a dit alors en espagnol : « On vous donnera autre chose, et si vous n’acceptez pas, vous êtes notre ennemi. » Voilà comme j’ai perdu ma vieille liberté. Tout cela entre nous, bien entendu.

Adieu, mon cher ami, mille remerciements de votre bonne lettre et de vos volumes qui m’amusent extrêmement. Je revis par eux. Vous parlez de Romieu admirablement, mais je regretterai

  1. Sophie était la cuisinière du docteur Véron qui passait pour un gourmet.
  2. Je n’ai pu découvrir qui ces initiales désignent.