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kilos par an en 1913 ; l’écart entre ces deux chiffres représente tout le linge populaire.

Il y a moins de cent ans, dans les dernières années de la Restauration, bien des propriétaires ruraux, et non des moindres, — je remarque parmi eux un maréchal de France, — font encore filer et tisser chez eux, à façon, le chanvre qu’ils ont récolté. Travail médiocre bien souvent. Même en pur lin, ces toiles, comme le constate avec mélancolie une châtelaine du XVIIe siècle, « n’étaient ni belles, ni lisses, » et il est bien vrai que nous n’avons rien d’analogue aujourd’hui au linge commun d’autrefois, aux grosses toiles jaunes ou grises, qui servaient indistinctement, dans le Midi, à faire, soit des chemises, soit des sacs à ramasser les olives. Les chemises, faites en pareil tissu, valaient suivant leur longueur de 4 à 8 francs [1].

Dans une maison féodale, le mètre de toile coûtait depuis 25 francs pour la chemise d’une grande dame, jusqu’à 3 francs pour celle d’une servante. La toile bourgeoise valait de 8 à 12 francs ; 25 à 30 francs étaient le prix d’une chemise de lin. Au XVe siècle, le « secrétaire d’un capitaine » paie 45 francs pour une chemise de chasse, dont l’étoffe n’est pas indiquée ; de l’étamine peut-être ; il s’en portait alors pour « essuyer la sueur, » comme au XVIIIe siècle la forte toile de Guiber, dont le roi de Sardaigne usait à l’exclusion de toute autre (1725), parce que, disait-il, « la toile de Hollande donnait des rhumatismes en séchant sur la peau. »

C’était la toile de Hollande, à 29 francs le mètre, qui servait aux chemises du roi Louis XIII et, cent ans avant, à celles de l’empereur Charles Quint qui coûtaient 104 francs pièce. Celles-ci n’étaient cependant pas les plus chères de leur temps : les comptes des Valois mentionnent « deux belles chemises ouvrées richement de fil d’or et de soie » à 188 francs chaque. Celles des valets de François Ier revenaient à 56 francs. Au XVIIIe siècle, « un mantelet et une nuit » en mousseline brodée, figure pour 230 francs dans le trousseau de la princesse de Tarente (1781),

  1. Les « francs » dont il est fait usage dans cet article sont les francs de 1913 — dernière année de « monnaie » réelle ou métallique, puisque le mot de « monnaie » ne peut s’appliquer, depuis 1914, aux billets de crédit dont la guerre nous a contraints de nous servir. — Ces « francs de 1913 » sont le produit de la conversion des anciennes « livres » tournois, ou des monnaies de jadis, en francs intrinsèques de 4 grammes et demi d’argent fin, traduits ensuite en francs de 1913 d’après le pouvoir d’achat des métaux précieux aux diverses époques.