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arrivé à moi. Que voulez-vous ? Que puis-je faire qui vous soit agréable ? Et cette tentative, quel en est le résultat ? Mon Dieu, ne serez-vous donc jamais heureux ? Vous étiez dans une mauvaise hôtellerie ; vous aviez mis de côté cette foule de faux besoins ; bon cela, cher ! Je vous aime affranchi de ces mille servitudes qui diminuent la vraie valeur des gens, en leur en donnant une fictive. C’est que vous aviez une idée, une idée envahissante qui abolissait tout autour de vous. Qu’elle se réalise donc, cette idée ; qu’elle vous mette donc dans ce milieu d’or et de luxe que vous croyez si nécessaire à votre bonheur et à l’affranchissement de votre pensée ! Moi je gravite vers un point tout opposé ; le gouvernement de ma maison me pèse et me fatigue, toute médiocre qu’elle soit. Je ne vois jamais une petite maison à deux pièces, précédée d’un jardinet et suivie d’un champ de pommes de terre, sans envier le sort de ceux qu’elle abrite. Une seule servante me suffirait et je pourrais rêver sans préoccupation. Rêver, c’est la nécessité d’une existence incomplète comme la mienne. C’est une restitution de toute la part de bonheur que le ciel me devait comme à toute créature habitant cette terre.

N’êtes-vous donc pas de retour à Paris ? Y avez-vous conservé votre logement, et cette lettre arrivera-t-elle jusqu’à vous ? Cette incertitude me pèse. Si j’étais un peu plus de ce monde, je saurais si vous avez publié quelque chose ; je l’aurais et je me mettrais ainsi en rapport avec vous. Mais écoutez bien : je vais peut-être aller me frotter aux idées du jour. Je mets Ivan en pension à Versailles, et j’ai presque décidé mon seigneur à y aller passer trois mois d’hiver. Outre la satisfaction de ma passion pour mon fils, je suis mue par la certitude de produire un effet salutaire sur mon mari. Nous sommes tombés dans un pays d’une aridité rare sous le rapport des idées, et où les choses ne l’intéressent pas assez pour suffire à sa consommation ; au lieu que, là-bas, il participera de grand cœur au mouvement général, et il remettra en valeur ses trésors, dont il ne peut pas faire usage ici. Que dites-vous du projet ? Quand je serai sur place, la porte de Madame veuve Durand[1] me sera-t-elle ouverte ? me sera-t-il donné de vous voir, une fois au moins, dans votre sanctuaire ?

  1. Nom sous lequel Balzac se cachait, 13, rue des Batailles, à Chaillot, par crainte des créanciers et de la garde nationale.