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humeur d’être dérangé dans un service déjà lourd, dut lui faire dresser un couvert dans un espace libre, mais restreint. D’où pouvaient bien sortir tous ces dîneurs ? Le hall n’était-il pas vide à son arrivée ? Il y avait pénétré à la seule heure déserte, celle où chacun, après avoir goûté en costume de sport, monte chez soi pour s’habiller. Faute de ce calcul, il avait compté sur la solitude. Et dès le coup d’œil circulaire jeté sur les smokings et les robes décolletées, il avait retrouvé l’Europe, l’Amérique et l’Asie qu’il pensait éviter, et l’Afrique par surcroît sous le symbole de ces deux princesses égyptiennes, là-bas, en robes violettes, aux longs yeux peints, aux gestes hiératiques et désarticulés, toutes pareilles aux images que l’on voit sur les murs des temples et des tombeaux de Memphis, de Louqsor ou de la Vallée des Rois. Les Anglais composaient sans nul doute la majorité de l’assistance. Hors de chez eux, ne sont-ils pas toujours la majorité, et comment peut-il y avoir encore tant d’habitants dans la Grande-Bretagne quand on les croit tous rencontrer en voyage ? Mais tour à tour ballotté, dans les postes de sa carrière, du Caire à Constantinople, de Tokio à Rome, le jeune secrétaire d’ambassade dénombrait sans peine des spécimens de toutes les races, et même des Français et des Belges audacieusement rebelles aux fluctuations du change. À peine assis, ne fut-il pas repéré, découvert, dénoncé, et ne vit-il pas accourir à lui un de ses collègues italiens, rencontré jadis au loin et présentement attaché à son ambassade à Paris, le comte Vittorio Moroni, — de cette branche des Moroni qui a lancé à Milan une des plus fameuses marques d’automobile, — lequel, sans aucune gêne, ayant lui-même terminé son repas, lui imposa sa présence sans le consulter, s’assit à sa table, — ce qui acheva d’irriter le maître d’hôtel par la gêne apportée à la circulation des garçons et des sommeliers, — et lui demanda à brûle-pourpoint :

— Pour qui pariez-vous ?

Aynaud-Marnière, qui pelait une pomme au bout de sa fourchette avec l’art d’un Talleyrand détaillant un traité à la pointe de son esprit, considéra son interlocuteur comme un objet de scandale :

— Mais nous ne parions pas, nous autres diplomates, vous le savez bien : nous agissons. Dans tous les cas, nous ne pourrions parier que pour la signature. Les Turcs signeront. Ils signeront, n’en doutez pas.