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PIERRE LOTI


En décidant que notre admirable Loti aurait des funérailles nationales, le Gouvernement n’a été que l’interprète de la reconnaissance de tous ceux qui ont le culte du génie français. L’unanimité des articles consacrés à ce rare écrivain dans la presse atteste la place qu’il occupait parmi nous. Les plus délicats des artistes et le grand public le chérissaient également. Mais n’était-il pas lui-même, par une rencontre paradoxale, un raffiné et un primitif, un talent unique dans lequel une nervosité suraiguë s’unissait aux sentiments les plus largement humains ? Pour ne citer qu’un seul de ses célèbres récits, Pêcheur d’Islande, rappelez-vous le pittoresque et la souplesse de la facture, comme les paysages, les physionomies, les gestes sont évoqués d’une touche fine et savante, chaque détail placé avec une entente si sûre de la réalité poétique et locale à la fois. Le volume fermé, ce qui vous reste c’est une des impressions les plus profondes, mais aussi les plus simples que puisse donner la vie : celle de l’absence et de son infinie mélancolie.

Tous les grands romans et qui durent, un don Quichotte, un Robinson, une Manon Lescaut, un Adolphe, sont construits sur ce type : un sujet, nettement, strictement situé dans un cadre très précis, de mœurs et de faits, avec de longs retentissements qui aillent ébranler quelque corde immortelle du cœur. C’est que le romancier, par dessous l’anecdote, a su dégager une loi constante de la destinée, un état de sensibilité qui se retrouvera dans toutes les générations, et, toujours pareil, d’âge en âge. La séparation, la solitude, l’énigme de la souffrance, celle de la mort, voilà quelques-uns des thèmes, si élémentaires, semble-t-il, que Pierre Loti a su reprendre avec une ingénuité incomparable. Sans cesse, il choisit pour héros des simples. Il va naturellement à eux, comme il va aux horizons lointains, pour rajeunir au contact de ces âmes instinctives et de ces pays intacts, son être intime que les facticités de notre civilisation lui paraissent appauvrir.

Pour les peindre, ces âmes instinctives et ces horizons libérateurs, il adopte un style sans analogue, d’un vocabulaire assez réduit, composé des termes quotidiens qu’emploient ces instinctifs pour penser leur pensée et la parler. Cette langue d’une fluidité surprenante vous enveloppe. Sa magie vous entraîne, vous enlève. Les épithètes, au rebours de celles de « l’écriture artiste, » sont volontairement flottantes et de l’ordre le plus familier, mais comme elles font atmosphère ! Ce style s’est créé à même la vie. Loti avait l’habitude de noter chaque jour les sensations de son métier errant. Ces notes ont été celles de ses romans. Dangereuse discipline pour le§ personnalités mesquines. Celle de Loti était si magnanime ! Les fragments publiés de son journal nous la montrent semblable à ce qui faisait pour nous l’enchantement de ses livres.

Une leçon sort de cette œuvre, commentaire vivant du grand mot de Shakespeare dans Hamlet : « This above all, to thine own self be true. Et n’abord, soyez vrai avec vous-même. » Pierre Loti l’a pratiquée, cette règle, toute son existence. Il lui a dû son génie.

Paul Bourget.