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lieu redoutable de Mourad Pacha, des marais remplis de loutres qui se sèchent par bandes au soleil déclinant. Elles courent et se jettent à l’eau.

La soirée devient royale de beauté. Le Soleil rayonne de la montagne et illumine ces . terres aqueuses, où pataugent des troupeaux de buffles, marqués au fer d’un croissant surmonté d’une étoile. Ils appartiennent au sultan. Le paysage a pris un caractère heureux. C’est une solitude pleine de rêverie. Des cigognes se promènent lentement sur les marécages ; des nuages dorés enveloppent les cimes de l’horizon.

Enfin, au soir, en alignement de la route, nous trouvons le caravansérail. Kirik han, « le caravansérail brûlé, » un lieu sinistre, ensanglanté, anéanti par le fer et le feu, lors des massacres des Arméniens en 1909.

On passe sous une voûte, on pénètre dans une cour, d’où un escalier nous mène à un balcon qui longe toutes les façades. C’est sur ce balcon qu’ouvrent les chambres, des niches misérables, où les murs de plâtre sont couverts de graffites arabes, et dont le plancher mal joint laisse voir et respirer les écuries sur lesquelles elles sont construites. À ma fenêtre, pas de vitres, des volets de bois. En fait d’ameublement, une énorme lanterne, que je tiens à la main pour circuler. Comme distraction, la vermine…

Dire qu’il y a des voyageurs qui trouvent ce genre d’auberge intéressant, pittoresque ! Ah ! lecteurs, que le ciel vous épargne ces piteuses délices !

J’y trouvai pourtant la plus aimable compagnie, un contremaître de la Société française des routes de l’Empire ottoman, pour qui son inspecteur, M. Albert Plait, la veille, à Alep, m’avait donné une lettre. Ce jeune homme, nouvellement marié et bien empêché de trouver aucun logement dans un pays si misérable, s’accommodait, comme il pouvait, avec sa jeune femme, de ce gite insalubre. Tous deux atteints par les fièvres, ils se préoccupèrent de nos risques d’un soir, sans avoir une plainte sur les mois qu’eux-mêmes passaient dans cette misère. Ils voulurent partager avec nous leurs boites de conserves et, d’abord, leur bromhydrate de quinine. Nous dinâmes devant leur chambre, sur l’étroit balcon que nous interceptions complètement, au point que l’Arabe qui nous servait, devait enjamber la balustrade et se tenir en dehors, au-dessus du vide, pour