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LA FORCE PHYSIQUE ET L’IDÉAL

appartient à l’homme équilibré, bien portant, reposé. Voir la réalité sans parvenir à lui donner le sens mystérieux qu’elle prend pour les forts, qu’elle a pour l’humanité, depuis que l’humanité vit, agit, pense, marche, c’est peut-être n’être plus qu’une race affaiblie, vouée à toutes les défaites ! Il y a un certain degré de puissance physique qui donne aux yeux mêmes, aux yeux du corps, la faculté de voir plus beau, de voir, dans les choses matérielles, le sens de la vie qu’elles ont ou que les hommes ont voulu leur imprimer.

L’idéal est la fleur même de la force équilibrée.

De grands esprits cependant se sont faits, dans l’art, les champions de la réalité sans idéal. Ma conviction, aujourd’hui, est qu’ils ont réagi contre leur conception instinctive du monde. Ils ont cru que le monde abandonnait l’idéal, et, résolus à le copier expérimentalement, ils ont retiré l’idéal de leur œuvre, parce qu’ils s’en sont retirés eux-mêmes. Effort vain ! Pour leur plus grande gloire, quelque chose d’eux a passé dans leur œuvre. Elle porte la marque de la pitié, de l’amour pour les hommes. Le plus célèbre d’entre eux évolue d’ailleurs visiblement vers l’idée de bonté, — longtemps opposée, par erreur, à l’idée de force, — et, sur la large pyramide de son œuvre réaliste, ses ouvrages nouveaux allumeront décidément le phare de l’idée généreuse et rédemptrice.

L’expression des visages, le regard sont des choses matérielles, mais combien inexprimablement pénétrés d’esprit ! Soignez les corps, vous élevez les âmes. L’esprit raille quelquefois la force. Pourquoi ? c’est elle qui protège le droit. Bien plus, elle seule est capable de le concevoir ! Elle seule donne ou laisse aux corps la faculté délicate, l’énergie subtile, impondérable, inexprimable, nécessaire à le créer.

La force prime le droit quand le droit cesse d’avoir pour lui les forces physiques, qui sont le soutien et l’origine de l’idéal.

Spiritualistes ou non, acceptons l’homme tout entier, force et droit, matière et pensée, réalité et idéal. Il n’y a plus désormais de poésie dans les nuages et qui ait le droit de se désintéresser des sentiments humains, mais il n’y a aucun homme qui, travaillant au bien-être matériel, — ce grand désir des sociétés modernes, — puisse se passer d’idéal, c’est-à-dire d’une conception. d’amour, de progrès et de justice. Sans idéal, il reste des réalités