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REVUE PÉDAGOGIQUE

saintes », il la ressentait au plus sensible de lui-même, il en souffrait… Et de quelle ardeur il savait souffrir ! Ne trahissons pas le secret d’une âme si fière. Rappelons-nous cette inviolable réserve sur soi, cette maîtrise de la volonté sur les plus violents mouvements du cœur ; entendons dans notre souvenir cette voix égale, cette parole « tranquille et nuance » qui veut rester calme alors même que tout l’être frémit… Nous n’avons pas le droit de découvrir, même aujourd’hui, ce qu’il a si jalousement caché. Mais pourtant, comment taire tout à fait ce qui dans cette nature magnifiquement douce fut sans prix ? Les dons du poète et du philosophe, le talent de l’écrivain, la noblesse du caractère, l’ascétisme de la vie, et cette loyauté rayonnante, cette bonté ingénieuse et divinatrice que nous pleurons si amèrement, tout dans Albert Thierry s alimentait aux sources de la plus riche, de la plus ardente sensibilité. Ce qui rendait si émouvants sa voix et son regard paisibles, c’est ce profond frémissement intérieur, ce bouillonnement de la passion toujours contenue, jamais épuisée. Passion toute généreuse, toute désintéressée qui ne s’attachait qu’aux plus hauts objets. Il aimait ardemment la vérité et la justice, il goûtait la nature ; il chérissait la beauté ; il adorait l’âme. L’enfant avec sa pureté et sa grâce le ravissait. « Ces petits enfants bien-aimés ! » disait-il. Avec eux, il s’oubliait à des jeux sans fin, redevenu enfant lui-même ; pour eux, il inventait d’étranges, magnifiques histoires. L’adolescence inquiète qui souffre d’un tourment inconnu d’elle-même le touchait d’une pitié infinie. À quelle forme de la douleur humaine Albert Thierry a-t-il refusé son amour ? La misère, le vice, la cruelle injustice sociale et naturelle lui arrachaient des cris de révolte : « Qui nous délivrera de la dure inégalité ? » Jamais homme n’a aimé l’homme d’un plus tendre, pitoyable et viril amour. Par la puissance d’une sympathie sans relâche, par un goût secret et fervent de la douleur il réalisait en lui, il vivait « la peine des hommes ». N’est-ce pas lui-mème que, sans le vouloir, il a peint dans ce tragique Stigmatisé[1] sur le corps ravagé de qui saignent toutes les plaies de l’humanité ? Dans cet ordre de la charité, infiniment supérieur » à l’ordre de l’esprit, ceux qui ont bien

  1. C’est le titre d’un conte paru dans la Grande Revue.