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connaissance ; en d’autres termes, quelle que soit la connaissance, elle doit contenir un élément qui n’ait pas de place dans les sens, ou encore, les sens par eux-mêmes sont incapables de présenter à l’esprit rien d’intelligible. Ce sont des facultés de non-sens et ils ne peuvent présenter à l’esprit que non-sens et contradiction. » Cette dixième proposition est rigoureusement déduite des propositions I, II, III et VIII. La contre-proposition est le célèbre aphorisme : « Nihil est in intellectu quod non fuerit prius in sensu. » Elle s’accorde au plus haut degré avec notre manière habituelle et antiphilosophique de penser. Leibniz a voulu la corriger en ajoutant les mots : « Nisi ipse intellectus ; » mais il aurait fallu, pour que cette correction fût suffisante, montrer que la conscience de soi-même est mêlée à toute connaissance, et que l’esprit ne peut se connaître comme un objet matériel. C’était probablement la pensée de ce grand philosophe ; mais elle est obscurément et imparfaitement exprimée, et en définitive la contre-proposition qui nous occupe est contradictoire avec comme sans la restriction proposée ; car rien n’indique, dans la formule leibnizienne, que les sens tout seuls ne puissent nous fournir certaines connaissances. Cette contre-proposition est le fondement du sensualisme, et en réalité il suffit pour mériter le nom de sensualiste, d’admettre que certaines idées nous soient fournies par l’expérience sensible toute seule, uniquement a posteriori. Ainsi les psychologues soi-disant anti-sensualistes, qui se contentent d’admettre la restriction de Leibniz, ne détruisent pas, par là, la contradiction que nous reprochons à leurs adversaires, et tout le mouvement rationaliste qui s’est produit depuis longtemps déjà en Angleterre, en France et en Allemagne, s’est fait, on peut le dire, en pure perte.

On trouverait la cause de cette méprise dans l’oubli où l’on a laissé, dans les temps modernes, l’antique distinction des sens et de l’intellect. Cette distinction est une des plus profondes et des plus vraies que la philosophie ait jamais faite. Nous avons déjà dit que le grand problème pour la métaphysique grecque, en tant qu’elle s’est occupée d’épistémologie, était de savoir comment l’inintelligible peut se transformer en intelligible, l’inconnaissable en connaissable, le contradictoire en compréhensible. Les sens sont pour elle la faculté du contradictoire, du non-sens (δύναμις τοῦ ἀλόγου). Ils saisissent seulement le non-sens, le contradictoire, l’inintelligible (τὰ ἀλόγα, τὰ ἀνοήτα, τὰ ἀλόγα, τὰ ἀνοήτα). L’univers matériel en lui-même est incompréhensible pour toute intelligence (τὸ ἀλόγον). Comment ce monde de non-sens, saisi ou perçu par cette faculté de non-sens, devient-il le monde de l’intelligence, un monde connaissable et connu (τὸ νοήτον) ? Cette métamorphose, les Grecs l’expliquent par l’intervention d’un élément