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ne doit plus être seulement regardé comme un assemblage d’organes, mais encore comme un organe dans un organisme collectif. De lui-même, en tant qu’assemblage d’organes, il tient ses sensations, ses jugements, ses impulsions primitives ; de l’organisme collectif dont il fait partie, ses conceptions, ses théories, ses vertus. C’est ce qu’on voit clairement quand on se rend compte de la manière dont l’intelligence tire à la fois son inspiration et son instrument des besoins sociaux. Tous les matériaux de l’intelligence sont des images et des symboles ; tous ses processus sont des opérations sur des images et des symboles. Le langage, qui est entièrement un produit social pour satisfaire un besoin social, est le principal instrument de cette opération symbolique : sans lui, toute abstraction serait impossible. Sans lui, pas de méditation, pas de théorie, pas de pensée au sens rigoureux du mot. Une perception condense plusieurs sensations, et par là, est une connaissance. Un mot, symbole d’une conception, condense beaucoup de perceptions, et produit ainsi, non-seulement une connaissance d’un ordre plus élevé, mais une connaissance qui est facultative, et capable d’être transmise et conservée.

« Le langage est le créateur et le soutien de ce monde idéal, théâtre où se déploie la plus noble part de l’activité humaine : monde de la pensée et de la spéculation pure, de la science et du devoir, qui dépasse de si haut celui de la sensation et de l’appétit. Dans ce monde idéal, l’homme absorbe l’univers comme dans une transfiguration. C’est là qu’il arrête le programme de son existence, programme auquel il rend conforme le monde réel. C’est là qu’il se trace à lui-même les règles les plus élevées de sa conduite : là qu’il place ses espérances et ses joies ; là qu’il trouve sa puissance et sa dignité. Le monde idéal devient pour lui la réalité suprême ; il multiplie ses peines et ses plaisirs. Il est peuplé de fantômes qui hantent sa vie et la remplissent de misères infinies auxquelles les créatures moins privilégiées ne sont jamais en proie, poussant la tribu contre la tribu, le frère contre le frère, le père contre le fils, semant les haines amères et l’intolérable tyrannie de la superstition. Il a aussi ses visions brillantes qui raniment le courage de l’homme, remplissant sa vie d’une joie subtile et sans bornes, et, de bien des manières agrandissant ses facultés, leur marquant de plus nobles buts. Telle est l’existence spirituelle de l’homme ; qui voudrait l’échanger contre la condition comparativement paisible de la brute la plus heureuse ? »

Par là, en effet, se marque profondément la différence entre l’homme et la bête. Ce monde idéal est fermé à l’animal, parce que