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l. carrau. — la philosophie de m. g. h. lewes

chaque instant. Nous voyons que l’ordre des événements est loin de répondre toujours à celui de nos états de conscience. « Un chimiste, par exemple, a appris quel est l’enchaînement de faits extérieurs nécessaire à la production d’un sel : il peut produire un sel là où il n’y en a pas. Si sa conception de l’ordre réel n’était autre chose qu’une construction subjective, sans rien qui lui corresponde objectivement, il ne pourrait voir que ce qu’il aurait prévu, et le sel inévitablement lui apparaîtrait. Mais s’il s’applique à réaliser sa conception, il lui arrive parfois d’échouer ; aucun sel ne se produit ; il voit ce qu’il n’avait pas prévu : pourquoi ? Parce qu’il a supposé que l’ordre des événements réels serait celui de sa représentation idéale, tandis qu’en réalité il y a eu un autre ordre, il y a eu quelques événements qui n’étaient pas compris dans sa construction idéale : il lui faut les découvrir, modifier sa construction, et, ainsi modifiée, la vérifier par l’expérience. »

D’autre part, le réalisme traditionnel n’est pas mieux fondé. Nous n’avons aucune bonne raison pour admettre le dualisme absolu, irréductible, de la matière et de l’esprit, de la sensation et du mouvement. Le moi n’est pas un kaléidoscope dont les fragments colorés reçoivent des arrangements nouveaux par l’impulsion de chaque nouvelle force extérieure, sans avoir d’ailleurs aucun point de ressemblance avec l’agent. Nos perceptions ne sont pas de purs symboles d’une réalité objective, inaccessible et insaisissable dans son essence. Le sujet est étroitement lié à l’objet ; par la perception, le sujet s’assimile l’objet, à peu près comme, par la nutrition, l’organisme s’assimile une partie du milieu qui l’entoure. « De la trame générale de l’existence, certains fils peuvent être détachés et retissés en un groupe spécial, le sujet ; — ce groupe capable de sentir sera, dans cette mesure, distinct d’un groupe plus considérable, l’objet ; mais quelques différents arrangements que puissent prendre les fils, ce sont toujours dés fils de la trame primitive, et non des fils d’autre nature. Les cléments de l’organisme sensitif sont des éléments détachés d’un groupe plus vaste ; les mouvements de l’organisme sensitif sont les mouvements de ces éléments. Quand ce que nous appelons les mouvements physiques des molécules sont groupés de manière à produire ce que nous appelons des actions chimiques, et que des phénomènes d’une nouveauté surprenante se manifestent, nous ne supposons pas que quelque chose d’essentiel ait été surajouté aux molécules primitives et aux forces qu’elles possèdent De son côté, le biologiste, voyant les actions physiques et chimiques groupées d’une manière spéciale, et les phénomènes vitaux émerger, ne suppose pas non plus que quelque chose d’essentiel ait été surajouté