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de l’objet est donc le terme qu’elle vise à atteindre, si toutefois il est possible de l’atteindre jamais. L’objet de l’arithmétique est le nombre, celui de l’algèbre, la quantité, celui de la géométrie, la forme, etc., mais le nombre, la quantité, la forme, etc., ne peuvent se définir en tête de la science qui s’en occupe, puisque c’est ce qui reste de réel, après abstraction faite de certaines différences, et que le but de la science est de rassembler les éléments de cette définition. Il suffit d’ailleurs que l’on s’entende parfaitement sur la délimitation de l’objet, et que cet objet ne soit pas susceptible d’être confondu avec un autre.

En arithmétique donc, comme nous l’avons vu précédemment, les idées de nombre et d’unité sont des idées corrélatives, indéfinissables. Si, mis en présence d’une pluralité d’objets divers, je les regarde tous comme égaux, c’est-à-dire, si je fais abstraction de toutes leurs différences, et ne veux voir que leurs ressemblances — c’est là le rapport exclusif sous lequel je les considère — chacun d’eux devient une unité, et les différentes espèces de groupes que je peux faire avec ces unités, quel que soit l’arrangement de ces groupes, sont des nombres. L’égalité des unités, telle est l’hypothèse fondamentale de l’arithmétique. C’est ne rien dire, par conséquent, que définir le nombre une collection d’unités ; autant vaut dire que le nombre est un nombre d’unités ; ou, si l’on veut encore, ce n’est là qu’une description et non une définition. Le nombre est l’expression scientifique de l’idée sensible de pluralité[1].

  1. Les animaux ont certainement l’idée de pluralité ; ont-ils celle de nombre ? Ce serait une question à résoudre par l’expérience. Je me suis autrefois servi dans ce but, mais sans succès, de tarins et de serins extrêmement familiers. Ils étaient logés dans une petite pièce d’une espèce d’entresol, et, à mon appel, ils venaient immédiatement me trouver soit au rez-de-chaussée, soit à l’étage ; ils se perchaient sur mon doigt, et je leur présentais avec la bouche quelques grains de chènevis, puis ils retournaient à leur cage. Ils auraient joué à ce jeu des heures entières. Or, je m’avisai un jour de voir si je pourrais leur apprendre à me quitter lorsqu’ils auraient reçu trois grains de chènevis ; et, pour cela, dès qu’ils avaient saisi le troisième grain, par un mouvement brusque je les effrayais, ils se sauvaient, puis je les rappelais aussitôt. Je voulais m’assurer s’ils finiraient par fuir d’eux-mêmes avant le moment critique. J’ai fait entendre plus haut qu’ils n’y sont pas parvenus, bien que j’aie consacré à cet exercice plusieurs jours consécutifs, et chaque fois de longues heures. Je voudrais que quelqu’un reprît le même problème avec un chien. On lui présenterait, par exemple, sur une assiette, cinq, et sur une autre, six bouchées, et on lui interdirait de toucher à l’assiette qui en contient cinq. Les morceaux seraient d’abord rangés en ligne, puis sans ordre. S’il réussissait à faire la distinction, on pourrait passer aux nombres sept et huit ; puis même essayer de lui faire discerner les nombres pairs des nombres impairs. Si j’en ai un jour le temps je tenterai cette épreuve ; en attendant, je la signale aux amateurs d’expériences de psychologie comparée. (Voir dans la Revue scientifique du 8 juillet 1876 l’article de M. N. Joly sur l’intelligence des bêtes.)