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analyses. — renan. Dialogues philosophiques.

de réforme qu’il propose pour l’amendement de la nature ? Et quel positiviste serait plus résolu que lui ?

La science est ainsi le dieu auquel tout s’immole, et devant lequel l’univers s’humilie. Si bien que l’esprit ne songe même plus à se demander pourquoi le savoir est de la sorte érigé en idéal suprême, en réalité absolue. Où sont les preuves pourtant ? Est-il sûr que la vie n’ait pas d’autre sens, ni d’autre but ? Le critique de la « Westminster Review » fait cette réflexion que tous n’en tombent pas d’accord, en Angleterre : il s’étonne que M. Renan s’exprime avec la certitude du brahmane, pour lequel la hiérarchie des castes est à jamais fixée. Dans ses Dialogues en effet, le savant est comme un personnage sacré de l’Inde, né de la cuisse de Dieu, et dont nul profane n’approche. Ni Fichte, ni Hegel lui-même n’ont eu la science si superbe. Et à vrai dire, dans l’histoire de la pensée européenne, ceux qui ont le plus aimé la science : Démocrite, Épicure, Spinoza, Gœthe, ont aimé surtout en elle la paix, le recueillement, la sérénité de la vie. Ils l’aimaient, comme un poète aime son art, comme les gens de bien aiment le devoir. M. Renan, qui a été jadis un dévot de l’esthétique, qui passe encore pour le plus aimable des dilettantes, professe pour la science une passion jalouse. Dans son entraînement, il en est venu à traiter le poète de simple consolateur, et l’honnête homme d’infirmier : tant il a hâte de leur préférer l’idole. Qu’est-ce donc que ce savoir ? Il y a un mot qui trahit tout : savoir c’est pouvoir. Cet aphorisme de Bacon est la devise de M. Renan. En poursuivant la science, ce qu’il rêve, comme Platon, son maître, c’est l’empire. J’ignore s’il eût, comme Platon, convoité la tyrannie de Syracuse : mais je vois que la grande ambition des théologiens, des prêtres et des docteurs, est devenue la sienne. Il a, pour la pensée, les prétentions et les espérances d’un sectaire : il lui sacrifie tout. Il est d’avis que l’univers et l’humanité appartiennent à l’esprit pour le besoin de ses expériences et la nécessité de sa domination. Les droits du cerveau ainsi reconnus, tous les rêves sont libres. La philosophie, comme la religion, a toujours eu le goût de tout reconstruire selon ses devis : elle veut marquer la nature à son coin ; son grand appétit est le gouvernement. Nul penseur, en ce siècle, ne se sera refusé ce plaisir de roi : ce que Hegel, Auguste Comte et Carlyle ont fait, M. Renan le fait à son tour. Lui aussi, il écrit ses Lois et sa République. Et voyez ! il a l’indulgence de ne les donner que pour des rêves.

III. Rêves. Que sera le monde, le jour où régneront la conscience et la raison ? Devant cet avenir, M. Renan, dans la personne de Théoctiste, celui qui possède Dieu, se laisse aller à ses visions. Il voit la Jérusalem nouvelle qu’il se représente sous la forme d’une conscience totale, d’un sensorium unique, une résultante de millions de consciences concordant à un même but. Déjà, dans l’Antechrist, il y avait l’esquisse de cet être final, où tous les individus, en s’agrégeant, chantent un éternel alléluia. Ici de même les consciences s’accumulent et s’unissent ; telles,