Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, II.djvu/502

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
492
revue philosophique

rabbi circoncis qui expliquait la Thorah dans les synagogues de Jérusalem l’emportait de beaucoup sur le maître de Platon. Mais si Socrate est encore éloigné du dogme de l’unité divine, il n’en est que plus pieux, puisqu’il paraît bien qu’il faut pour plusieurs dieux plus de religion que pour un seul. Qu’un tel homme ait néanmoins été accusé d’impiété, il n’y a rien là de très-étonnant. Dans tous les siècles, dit très-bien Albert Lange, ce sont les réformateurs religieux, non les libres penseurs, que l’orthodoxie a crucifiés ou brûlés. Or, le rationalisme religieux de Socrate qui, tout en conservant les pratiques extérieures du culte, interprétait à son sens les croyances antiques, constituait un attentat contre la religion nationale du peuple et contre les traditions sacrées des prêtres. Socrate était bien un réformateur religieux, un théologien hérétique : il devait périr comme périrent Jésus, Jean Huss et Jérôme de Prague.

Peut-être avons-nous plus insisté sur Socrate que Lange lui-même : c’est que le fondateur de l’école d’Athènes laisse déjà nettement paraître, avec une vérité et une naïveté bien rares, le caractère et les principes de la philosophie nouvelle, qui devait porter à l’ancienne les plus rudes coups, et qui lui dispute encore, dans l’Europe moderne, l’empire du monde. Il suffira donc d’indiquer l’attitude de Platon et d’Aristote dans la réaction contre le matérialisme antique. Ce sont surtout les germes d’erreur manifeste contenus dans la doctrine de Socrate qui devaient se développer chez Platon. Socrate est une manière de rationaliste ; Platon passe au contraire pour un mystique et un enthousiaste. À ce propos. Lange s’est efforcé de concilier Zeller, qui tient Platon pour un poète, et Lewes, qui, dans son Histoire de la philosophie, a combattu d’une manière assez originale cette opinion traditionnelle[1].

  1. Jeune, Platon a composé des vers, nous dit Lewes ; plus tard il a écrit contre la poésie. À lire ses Dialogues, on ne se le représente point comme un rêveur, comme un idéaliste, au sens vulgaire du mot : c’est plutôt un dialecticien très-fort, un penseur abstrait, un merveilleux sophiste. Sa métaphysique est à ce point subtile que les savants seuls n’en sont pas rebutés. Point de moraliste, de politique moins romantique. — Soit ; mais Lewes rabaisse plus que de raison l’artiste, le poète incomparable. Zeller, au contraire, l’exalte outre mesure. Lange intervient et déclare les deux façons de voir également vraies en un sens. Ainsi, Platon est incontestablement un artiste ; il n’est pas un mystique. L’âpreté de sa dialectique et l’inflexibilité de ses conceptions dogmatiques contrastent, il est vrai, avec la libre allure poétique de la pure spéculation. Il faut pourtant admettre chez Platon la coexistence de la plus haute poésie avec la dialectique la plus abstraite et la logique la plus impitoyable. Cette confusion de la science et de la poésie produira les plus étranges aberrations dans la philosophie des âges suivants. Certes, le platonisme a été très-souvent mêlé aux doctrines mystiques, et les néoplatoniciens, quelque éloignés qu’ils aient pu être du véritable esprit de Platon, n’en sont pas moins des représentants de la tradition platonicienne. Cependant la